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Full text of "Les fleurs animées"

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JOHN  M.  KELLY  LIBDADY 


PRESENTED 

IN  MEMORY  OF 

FRANCIS  X.  SMITH  578 

BY  HIS  FAMILY  AND 

FRIENDS. 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


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http://www.archive.org/details/lesfleursanime01gran 


PARIS 


1  M  r  K  I  .Al  É    PAR    EDOUARD    B  L  0  '1' 


6  6  ,     U  U  E    T  c  n  E  N  >"  E  ,     (j  rt 


LES 


FLEURS  ANIMÉES 


J.    J.    GRANDVILLE 


TEXTE 


ALPH.  KARR,  TAXILE  DELORD  &  LE  C^  FŒLIX 


NOUVELLE    ÉDITION 

AVEC    PLANCHES    TRE S- SOIGNEUSEMENT    RETOUCHEES 

POUR    LA    GRAVURE    ET    LE    COLORIS 

PAR 

M.    MAUBERT 

PEINIUE     U  HISTOUIE     NATURELLE,     ATTACHÉ     AU     JARDIN      DtS     PLANTES 


TOME    PREMIER 


PARIS* 

GARNIER    FRKRES,     LIBRAIRES-ÉDITEURS 

(),     RUE    DES    S  AIKTS-PÈRES,     ET    P  A  L  A  I  S  -  R  O  Y  A  L  ^     215 
1867 


LES 


FLEURS  ANIMÉES 


3ntr^»^uction 


ALPHONSE     K ARE 


-^xAATj^J'JXAA^^ 


L  y  a  plusieurs  mcanières  d'aimer  les  fleurs. 

Les  savanls  les  aplatissent,  —  les  dessè- 
chent et  les  enterrent  dans  des  cimetières 
Xlr    nommés  herbiers,  puis  ils  mettent  au-des- 
*  sous  de  prétentieuses  épitaphes  en  lang-age  barbare. 


w/"-- 


Les  amateurs — n'aiment  que  les  fleurs  rares,  et  les  aiment, 
non  pas  pour  les  voir  et  les  respirer,  mais  pour  les  montrer  ; 


2  LES  FLEURS  AN[MÉF.S 

leurs  jouissances  consisleut  beaucoup  moins  à  avoir  certai- 
nes fleurs  qu'à  savoir  que  d'autres  ne  les  ont  pas.  —  Aussi 
ne  font-ils  aucun  cas  de  toutes  ces  riches  et  heureuses  fleurs 
que  la  bonté  de  Dieu  a  faites  communes,  —  comme  il  a  lait 
communs  le  ciel  et  le  soleil. 


Quand,  par  un  beau  jour  de  février,  —  vous  découvrez  au 
pied  d'un  buisson  la  première  primevère  en  fleur,  —  vous 
êtes  saisi  d'une  douce  joie,  —  c'est  le  premier  sourire  du 
printemps. 


Vous  rêvez  d'ombrages  et  de  chants  d'oiseaux. 


Vous  rêvez  de  calme,  d'innocence  et  d'amour. 

Mais  c'est  que  vous  n'êtes  pas  un  véritable  amateur. 

», 

Si  vous  étiez  amateur,  vous  ne  vous  laisseriez  pas  pren- 
dre ainsi  à  l'improviste  par  ces  impressions  poétiques, —  vous 
regarderiez  bien  vite  si,  dans  le  cœur  de  la  primevère,  les 
étamines  dépassent  le  pistil.  —  Si,  au  contraire,  c'est  le  pistil 
qui  dépasse  les  étamines,  le  véritable  amateur  ne  peut  res- 
sentir aucun  plaisir  d'une  fleur  aussi  incorrecte  ;  —  c'est  pour 
lui  moins  que  les  cailloux  du  chemin;  —  et,  si  cette  fleur  se 


INTRODUCTION  3 

permettait  jamais  de  s'épanouir  dans  son  jardin,  il  l'arrache- 
rait et  la  foulerait  aux  pieds. 

Pour  les  savants,  il  n'y  a  de  rose  que  la  rose  simple  :  — 
rosa  canina. 


La  rose  double,  la  rose  à  cent  feuilles,  la  rose  mousseuse, 
qui  ont  changé  leurs  étamines  en  pétales,  — sont  des  monstres  : 
—  absolument  comme  les  savants  qui  d'hommes,  peut-être 
simples  et  bons,  —  sont  aussi  devenus  doubles  et  triples  par 
la  science. 


L'amalcur —  n'admet  plus  la  rose  à  cent  feuilles  —  ni  la 
rose  mousseuse  dans  ses  collections  ;  elles  sont  communes;  — 
ce  ne  sont  plus  des  fleurs,  —  ce  sont  des  bvuquels.  —  L'ama- 
teur vous  dit  froidement  :  Voyez  ce  gain!  —  ce  rosier,  —  c'est 
moi  qui  l'ai  oblenu  de  grains,  il  y  a  cinq  ans.  Il  n'a  jamais 
voulu  fleurir. 

Mes  amis  ont  tout  fait  pour  avoir  une  g'refFe  de  ce  précieux 
sujet  :  —  mais  j'ai  tenu  bon,  — j'en  resterai  seul  possesseur. 


Mais  il  est  d'autres  gens  plus  heureux,  —  qui  aiment  toutes 
les  fleurs  qui  leur  font  l'honneur  de  fleurir  dans  leur  petit 


4  LES  FLEURS  ANIMÉES 

j;i,.jin,  —  ceux-ci  doivent  aux  fleurs  les  plus  pures  et  les 
plus  certaines  jouissances.  —  Mais  encore  il  faut  les  diviser 
en  deux  classes  :  les  uns  aiment  dans  les  fleurs  certains  sou- 
venirs, —  qui  se  sont  cachés  dans  leur  corolle  comme  les 
hamadryades  sous  l'écorce  des  chênes. 

Ils  se  rappellent  que  les  lilas  étaient  en  fleur  la  première 
fois  qu'ils  l'ont  rencontrée. 

C'est  sous  une  tonnelle  de  chèvrefeuille,  qu'assis  ensemble, 
à  la  fin  du  jour,  ils  ont  échangé  ces  doux  serments  qu'un  seul, 
hélas  !  a  gardés. 

En  voulant  cueillir  pour  elle  une  branche  d'aubépine^  il 
s'est  déchiré  la  main,  —  et  elle  a  mis  sur  sa  blessure  un  mor- 
ceau de  taffetas  d'Angleterre,  après  l'avoir  passé  à  plusieurs 
reprises  sur  ses  lèvres  roses. 

Une  autre  fois,  —  ils  avaient  ensemble  cueilli  des  icergiss- 
mein-nicht  sur  le  bord  de  l'étang.  —  Il  y  avait  des  giroflées 
jaunes  sur  les  vieilles  murailles  de  l'église  de  campagne  oii  ils 
se  rencontraient  tous  les  dimanches. 


Ainsi,  chaque  printemps,  ces  souvenirs  renaissent  et  s'épa- 
nouissent comme  les  fleurs. 


INTRODUCTION  5 

Mais  il  vient  un  moment  oii  l'on  appelle  tous  ces  jeunes  et 
vrais  sentiments  des  illusions,  un  moment  où  l'on  croit  deve- 
nir sage  parce  qu'on  commence  à  devenir  mort. 

On  est  alors  tout  simplement  en  proie  à  d'autres  illusions. 

Le  côté  de  la  lorg-nette  qui  rapetisse  les  objets  n'est  pas 
plus  vrai  que  le  côté  qui  les  grossit. 

Alors  on  aime  les  fleurs,  mais  seulement  pour  elles-mêmes. 

On  les  aime  pour  leur  éclat,  pour  leur  parfum  et  aussi  pour 
les  soins  qu'elles  vous  coûtent. 

On  découvre  alors  que  toutes  les  richesses  des  riches  ne 
sont  qu'une  imitation  plus  ou  moins  imparfaite  des  richesses 
des  pauvres. 

On  voit  que  les  diamants,  qui  coûtent  parfois  tant  de  honte* 
et  dont  on  est  si  fier,  voudraient  bien  ressembler  tout  à  fait 
aux  gouttes  de  rosée  du  soleil  levant. 

On  voit  que  les  fleurs  sont  des  pierreries  vivantes  et  parfu- 
mées. 


6  LLS  FLEURS  ANIMÉES 

On  vûi(  qu'un  lahlcan  qui  ropréscnte  à  peu  près  ces  trois 
arbres  et  ceKe  pelouse,  —  est  payé  cent  fois  la  valeur  de  la 
pelouse  et  .des  trois  arbres  eux-mèiues.  —  Eh  bien,  on  va 
essayer  d'imiter  cela  en  marbre  ou  en  bois,  — puis,  si  l'artiste 
arrive  à  réussir  si  bien  qu'on  voie  tout  de  suite  ce  qu'ila  voulu 
faire.  —  il  faudra  abattre  deux  kilomètres  de  ces  vieux  hêtres 
pour  payer  l'imitation  qu'il  a  faite  d'un  seul. 

C'est  alors  que  l'on  comprend  que  Dieu  aime  les  pauvres,  et 
que,  comme  les  petits  enfants,  il  les  laisse  s'approcher  de  lui. 

Alors  aussi,  retiré,  blessé  des  luttes  de  la  vie.  —  on  se  rap- 
pelle tout  ce  que  l'on  a  aimé,  tout  ce  qui  vous  a  trompé,  — ' 
toutes  les  fleurs  charmantes  qui  ont  porté  des  fruits  tristes  et 
vénéneux,  toutes  ces  promesses  devenues  trahisons,  toutes 
ces  espérances  déçues. 


Et  quand  on  est  enfermé  entre  les  murs  de  son  jardin,  — 
seul  avec  ses  fleurs  aimées,  —  on  pense  qu'on  n'a  rien  à 
«redouter  de  semblable  en  cette  dernière  affection. 


Jamais  aux  fleurs  roses  du  pécher  ne  succéderont  les  cap- 
sules vénéneuses  du  datura.  —  comme  aux  charmantes  fleurs 
de  l'amour  et  de  l'amitié  ont  succédé  les  fruits  amers  de 
l'oubli  et  de  la  haine. 


INTRODUCTION^  7 

Et  quand  ces  chères  fleurs  efleiiillent  leur  corolle  sous  les 
ardentes  caresses  du  soleil,  —  vous  savez  en  quel  mois  et  à 
quel  jour  de  l'année  suivante  elles  reviendront  à  la  même 
place  du  jardin  s'épanouir  de  nouveau,  riantes,  jeunes,  belles 
et  parfumées. 


Heureux  ceux  qui  aiment   les  fleurs!  Heureux  ceux  qui 
n'aiment  que  les  fleurs  ! 


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Alph.    KARR. 


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LA   FEE 


AUX    FUEUBS 


ES  antiquaires  et  les  savants  ont  retrouvé 
et  clairement  indiqué  l'endroit  oij  était 
situé  le  paradis  terrestre.  Nous  savons  en 
quels  arbres  était  complantée  la  propriété 
céleste,  quels  terrains  elle  confrontait  au 
nord,  au  midi,  au  levant  et  au  couchant. 
Grâce  à  cette  investigation,  le  plan  topographique  de  l'Éden 
pourrait  figurer  dans  les  cartons  du  cadastre,  ou  dans  les 
dossiers  du  conservateur  des  hypothèques. 

Aucun  savant  ne  s'est  occupé  de  fixer  d'une  façon  exacte  la 
situation  géographique  du  palais  de  la  Fée  aux  Fleurs.  Nous 
somme  obligés   de  nous  en  tenir,  à  cet  égard,  aux  simples 


10  LES  FLEURS  ANIMÉES 

conji'clures.  Los  uns  le  placent  dans  lo  royaume  de  Cache- 
mire, les  autres  au  siid-sud-est  de  Delliy;  ceux-ci  sur  un  des 
plateaux  de  l'Himalaya,  ceux-là  au  centre  de  lile  de  Java, 
au  milieu  d'une  de  ces  vastes  forets  dont  l'inextricable  et 
profonde  vég'étation  le  protég-e  contre  les  regards  indiscrets  et 
contre  les  recherches  des  savants  antiquaires. 

Nous  seuls  connaissons  la  route  qui  conduit  au  pays  des 
Fleurs,  mais  un  serment  solennel  nous  défend  de  l'indiquer. 
Les  journaux  y  seraient  en  même  temps  que  nous,  et  Dieu 
sait  dans  quel  état  ils  auraient  bientôt  mis  cette  heureuse 
contrée,  qui  n'a  encore  subi  qu'une  révolution,  celle  que  nous 
allons  raconter. 

Que  le  lecteur  qui  va  nous  suivre  consente  à  laisser  fermer 
ses  yeux  par  un  mouchoir  de" fine  batiste.  A'isitons  ses  poches 
pour  qu'il  ne  puisse  faire  sur  ses  pas  la  semaille  traîtresse  du 
Petit-Poucet.  Maintenant  en  route,  et  que  le  bandeau  tombe 
au  moment  même  de  l'arrivée. 

Ne  sentez-vous  pas  un  air  plus  léger  et  plus  suave  que 
celui  qui  nourrit  ordinairement  votre  respiration,  jouer  dans 
vos  cheveux?  Ne  distinguez-vous  pas,  au  milieu  de  l'obscurité 
qui  voile  votre  regard,  une  clarté  plus  vive,  plus  pénétrante, 
plus  douce  que  celle  du  ciel  même  de  la  patrie?  C'est  que 
notre  voyage  est  terminé,  nous  sommes  dans  les  domaines  de 
la  Fée  aux  Fleurs. 


LA  FÉE  AUX  FLEURS  11 

Voici  son  jardin,  oii  se  trouvent  réunis  et  vivent  dans  une 
égalité  fraternelle  les  produits  de  toutes  les  zones,  de  tous 
les  climats,  la  fleur  éclatante  des  tropiques  à  côté  de  la  vio- 
lette; l'aloès  auprès  de  la  pervenche.  Des  palmiers  déploient 
leurs  feuilles  en  éventail  au-dessus  d'un  massif  d'acacias  aux 
fleurs  blanches  lavées  d'une  teinte  de  vermillon  ;  des  jasmins 
et  de^  grenadiers  confondent  leurs  étoiles  argentées  et  leurs 
flammes  de  pourpre.  La  rose,  l'œillet,  le  lis,  mille  fleurs  que 
l'œil  aperçoit  sans  qu'il  soit  besoin  de  les  citer,  groupent 
d'une  façon  harmonieuse,  ou  décrivent  les  plus  gracieuses 
arabesques.  Toutes  ces  fleurs  vivent,  respirent  et  se  parlent 
entre  elles,  en  échangeant  leurs  parfums. 

Une  multitude  de  petits  ruisseaux  fuient  en  capricieux 
méandres  sous  le  pied  des  arbres,  des  arbustes  et  des  plantes- 
L'onde  coule  sur  des  diamants  oii  vient  se  briser  et  chatoyer 
la  lumière  en  reflets  d'or,  d'azur  et  d'opale.  Des  papillons  de 
toutes  les  formes,  de  toutes  les  couleurs,  se  croisent,  s'évi- 
tent, se  poursuivent,  planent,  tournoient,  se  posent  ou  s'é- 
lèvent sur  leurs  ailes  d'améthyste,  d'émeraude,  d'onyx,  de 
turquoise  et  de  saphir.  Il  n'y  a  pas  d'oiseaux  dans  ce  jardin; 
mais  on  s'y  sent  enveloppé  comme  d'une  harmonie  univer- 
selle qui  ressemble  à  un  de  ces  concerts  qu'on  entend  en 
rêve;  c'est  la  brise  qui  soupire,  murmure,  joue  et  chante  sa 
mélodie  à  chaque  fleur. 

Le  palais  qu'habite  la  Fée  est  digne  de  ces  merveilles.  Un 


i2  LES  FLEURS  ANIMÉES 

Génie  de  ses  amis  a  ramassé  ces  fils  d'argent  et  d'br  qui 
voltigent,  aux  premières  matinées  du  printemps,  d'une 
plante  à  l'autre;  il  les  a  tressés,  enroulés,  façonnés  en  festons 
élégants.  Le  palais  tout  entier  est  bâti  avec  ce  filigrane  en- 
chanté. Des  feuilles  de  rose  forment  les  toits,  des  liserons 
bleus  comblent  les  interstices  du  léger  treillis,  et  font  comme 
un  rideau  à  la  Fée,  qui,  du  reste,  se  trouve  rarement  au  logis, 
occupée  qu'elle  est  à  visiter  ses  fleurs  et  à  songer  ù  leur 
bonheur. 

Peut-on  n'être  pas  heureuse  quand  on  est  fleur?  Cela  paraît 
impossible;  rien  de  plus  vrai  cependant.  Notre  Fée  en  a  fait 
l'expérience. 

Par  une  belle  soirée  de  printemps,  la  Fée  aux  Fleurs,  mol- 
lement bercée  sur  son  hamac  de  lianes  entrelacées,  contem- 
plait paresseusement  ces  autres  fleurs  mystérieuses  qu'on 
nomme  les  étoiles,  lorsqu'il  lui  sembla  entendre  des  frôle- 
ments lointains,  un  bruissement  confus.  Ce  sont  sans  doute 
les  sylphes  qui  viennent  faire  leur  cour  aux  fleurs,  pensa- 
t-elle  ;  et  bientôt  elle  retomba  dans  sa  rêverie.  Mais  voici  que 
le  bruit  devint  plus  distinct,  le  sable  d'or  cria  sous  des  pas 
de  plus  en  plus  marqués,  la  Fée  se  leva  sur  son  séant,  et  elle 
vit  s'avancer  une  longue  procession  de  Fleurs.  Il  y  en  avait 
de  tous  les  âges  et  de  toutes  les  conditions;  des  Roses  graves, 
et  déjà  sur  le  retour,  marchaient  entourées  de  leur  jeune 
famille  de  boutons.  Les  rangs  étaient  confondus  :  l'aristocra- 


LA  FEE  AUX   FLEURS  13 

tique  Tulipe  donnait  le  bras  à  l'OEillet  bourgeois  et  popu- 
laire; le  Géranium,  vain  comme  un  financier,  marchait  côte 
à  côte  avec  la  tendre  Anémone  ;  et  la  fière  Amaryllis  subissait, 
sans  trop  de  dédain,  la  conversation  passablement  vulgaire 
du  Baguenaudier.  Comme  cela  arrive  dans  les  sociétés  bien 
organisées,  au  momeat  des  grandes  crises,  un  rapprochement 
forcé  avait  lieu  entre  toutes  les  Fleurs. 

Des  Lis,  le  front  ceint  d'un  diadème  de  lucioles,  des  Cam- 
panules, lanternes  vivantes  portant  un  ver  luisant  allumé 
dans  leur  corolle,  éclairaient  la  procession,  que  suivait,  un 
peu  à  la  débandade,  la  troupe  insouciante  des  Marguerites. 

La  procession  se  rangea  en  bon  ordre  devant  le  palais  de 
la  Fée  étonnée,  et  un  Ellébore  beau  diseur,  sortant  des  rangs, 
prit  la  parole  en  ces  termes  : 

«  Madame, 

«  Les  Fleurs  ici  présentes  vous  supplient  d'agréer  leurs 
hommages,  et  d'écouter  leurs  humbles  doléances.  Voici  des 
milliers  d'années  que  nous  servons  de  texte  de  comparaison 
aux  mortels;  nous  défrayons  à  nous  seules  toutes  leurs  mé- 
taphores; sans  nous,  la  poésie  n'existerait  pas.  Les  hommes 
nous  prêtent  leurs  vertus  et  leurs  vices,  leurs  défauts  et  leurs 
qualités  ;  il  est  temps  que  nous  goûtions  un  peu  des  uns  et  des 
autres.  La  vie  de  fleurs  nous  ennuie  :  nous  désirons  qu'il 
nous  soit  permis  de  revêtir  la  forme  humaine,  et  déjuger  par 


14  LES   FM.EIHS  ANIMÉES 

nous-mi'mos  si  ce  que  l'on  dit  là-liaut  de  notre  caractère  est 
conforme  à  la  vérité.  » 

Un  nuirinure  d'approbation  accueillit  ce  discours. 

La  Fée  ne  pouvait  en  croire  le  témoignage  de  ses  yeux  et 
de  ses  oreilles. 

—  Quoi  !  s'écria-t-elle,  vous  voulez  changer  votre  existence, 
semblable  à  celle  des  divinités,  contre  la  vie  misérable  des 
hommes  !  Que  manque-t-il  donc  à  votre  bonheur ?N'avez-vous 
pas  pour  vous  parer  les  diamants  de  la  rosée,  les  conversa- 
tions du  Zéphyr  pour  vous  distraire,  les  baisers  des  papillons 
pour  vous  faire  rêver  d'amour? 

—  La  rosée  m'enrhume,  s'écria  en  bâillant  une  Belle-de- 
Nuit. 

—  Les  madrigaux  du  Zéphyr  m'assomment,  dit  une  Rose  ; 
il  me  répète  depuis  mille  ans  la  même  chose.  Les  poètes  qui 
sont  d'une  académie  doivent  être  plus  amusants. 

—  Que  me  font  les  caresses  du  Papillon,  murmura  une 
sentimentale  Pervenche,  puisque  lui-même  n'en  partage  pas 
la  douceur?  Le  Papillon,  c'est  le  symbole  de  l'égoïsme,  il  ne 
pourrait  reconnaître  sa  mère,  et  ses  enfants  ne  le  reconnais- 
sent pas  à  leur  tour;  où  aurait-il  donc  appris  à  aimer?  Il  n'a 
ni  passé  ni  avenir;  il  ne  se  souvient  pas,  et  on  l'oublie.  Il  n'y 
a  que  les  hommes  qui  sachent  aimer. 


LA   FÉE  AUX  FLEURS  ib 

La  Fée  jeta  sur  la  Pervenche  uji  regard  douloureux  qui 
semblait  lui  dire  :  Toi  aussi  !  Elle  comprit  que  ses  efforts  pour 
calmer  la  sédition  seraient  désormais  inutiles  ;  cependant  elle 
voulut  faire  une  dernière  tentative. 

—  Une  fois  sur  la  terre,  demanda-t-elle  à  ses  sujettes 
révoltées,  comment  y  vivrez-vous?  • 

—  Je  me  ferai  femme  de  lettres,  répondit  une  Églantine. 

—  Et  moi  berg-ère,  ajouta  un  Coquelicot. 

—  Je  m'établirai  faiseur  de  mariages,  maître  d'école,  maî- 
tresse de  piano,  revendeuse  de  toilette,  diseuse  de  bonne 
aventure,  s'écrièrent  en  môme  temps  l'Orang-er,  le  Chardon, 
l'Hortensia,  l'Iris  et  la  Marguerite. 

—  Le  Pied-d'Alouette  parla  de  ses  débuts  à  l'Opéra,  et  la 
Rose  jura  que  lorsqu'elle  serait  devenue  duchesse,  elle  se  don- 
nerait le  plaisir  de  couronner  force  rosières. 

Il  y  avait  là  une  foule  de  Fleurs  ayant  déjà  vécu  qui  assu- 
raient d'ailleurs  que  la  vie  était  commode  et  facile  chez  les 
hommes.  Narcisse  et  Adonis  s'étaient  faits  les  secrets  instig-a- 
teurs  de  la  révolte  ;  Narcisse  surtout,  qui  brûlait  de  savoir 
quel  effet  pouvait  produire  un  joli  garçon  dans  une  glace  de 
Venise. 

La  Fée  aux  Fleurs  resta  pendant  quelques  instants  plongée 


I(i  [.ES   FLEL'RS  ANIMÉES 

dans  ses  réflexions,  puis  elle  s'adressa  aux  rebelles,  d'une  voix 
triste,  mais  fcrnic  : 

—  Alk'z.  Fleurs  abusées,  qu'il  soit  fait  selon  vos  désirs! 
Montez  sur  la  terre,  et  vivez  de  la  vie  des  bommes;  bientôt 
vous  me  reviendrez. 

C'est  donc  l'histoire  des  Fleurs  devenues  femmes  qu'on  va 
lire  dans  ce  volume.  Nous  avons  recueilli  ces  aventures  au 
basard,  en  parcourant  tous  les  pays,  en  interrogeant  toutes  les 
classes  de  la  société,  sans  tenir  compte  des  dates  et  des  épo- 
ques. Les  Fleurs  ont  vécu  un  peu  partout,  peut-être  en  avez- 
vous  connu  sans  vous  en  douter.  Il  est  bien  malheureux 
qu'elles  n'aient  pas  jugé  à  propos  de  faire  des  confidences, 
ou  d "écrire  leurs  mémoires,  cela  nous  eût  évité  bien  des 
peines,  bien  des  démarches  et  surtout  bien  des  erreurs. 

Pour  en  finir  avec  cette  introduction,  nous  vous  dirons  que 

la  Fée  n'accorda  pas  la  permission  demandée  sans  se  promettre 

intérieurement  de  se  venger.  Le  lendemain,  son  jardin  était 

désert.  Une  fleur  cependant  était  restée,   la  Bruyère  solitaire 
et  qui  fleurit  toujours. 

Symbole  de  l'amour  éternel,  elle  savait  bien  qu'il  n'y  avait 
pas  pour  elle  de  place  sur  la  terre. 


lilRT  ET  CC)01KLK:0' 


HISTOIRE 


Q'aoa  QaruaâQS  Qi^osa 


D'UNE   BERGERE   BRUNE 


ET    D'UNE    REINE    DE    FRANCE 


~^  ^v"''  w'--'  "^p"  ®  ^  ^^r  '■'*)"  "''jti  ^~ 


I 


ES  deux  plus  jolies  filles  du  village  sont, 
sans  contredit,  Bleuette  et  Coquelicot  : 
Bleuette  avec  ses  cheveux  blonds  et  ses 
yeux  bleus ,  Coquelicot  avec  sa  taille 
flexible  et  ses  joues  brillantes  d'un  rouge 
vif. 


—  Par  ma  foi!  disait  l'autre  jour  M.  le  bailli,  Bleuette  est 

3 


j8  *  IJ'S  FLEURS  ANIMÉES 

cliMi-manlc  quand  elle  traverse  la  i^rande  place  du  village,  l'air 
modcsic.  les  ycnix  baissrs  ! 

—  Vcnlrcblcu!  s'rci'iait,  dimancbo  dernier,  le  seigneur  du 
village  en  voyant  danser  ses  vassaux ,  cette  petite  Coquelicot 
a  une  façon  de  l'aire  en  avant-deux  qui  ravit;  je  suis  sûr  qu'il 
n'v  fi  pas  à  la  cour  une  femme  plus  gracieuse  qu'elle.  Voilà 
pourtant  comment  sont  nos  vassales. 

Le  fait  est  qu'on  ne  pouvait  trouver  deux  plus  jolis  minois 
que  Coquelicot  et  Bleuette.  Elles  habitaient  la  même  cbau- 
mière,  cbantaient  les  mômes  cbansons,  nourrissaient  les 
mêmes  tourterelles  ;  elles  avaient  à  elles  deux  un  seul  troupeau. 

La  seule  cbose  qu'elles  n'eussent  pas  mis  en  commun,  c'é- 
tait leur  cœur.  I>leuette  avait  promis  un  tendre  retour  à  Lucas, 
Coquelicot  avait  juré  une  flamme  éternelle  à  Biaise. 

A  part  cela,  elles  étaient  fort  sages. 

Cbacun ,  dans  le  village,  aimait  Bleuette  et  Coquelicot, 
quoique  le  bonheur  excite  ordinairement  l'envie.  Si  le  loup 
croquait  un  mouton  ou  deux  dans  les  environs,  ce  n'était  ja- 
mais le  mouton  de  Bleuette  et  de  Coquelicot  ;  si  maître  renard 
tordait  le  cou  sans  pitié  aux  poules  de  Mathurin,  de  Bruneau, 
deTliil)aut,  il  respectait  toujours  celles  de  Coquelicot  et  de 
Bleuette;  la  grêle  en  tombant  épargnait  les  framboises  de 
leurs  framboisiers  et  le  raisin  de  leur  treille;  leurs  ruches 
étaient  pleines  d'un  miel  éblouissant;  elles  étaient  heureuses, 
si  heureuses   que  plusieurs  personnes ,   notamment  le  ma- 


HISTOIRE   D'UiNE   BERGÈRE   BLONDE  19 

g'ister,  soutenaient  qu'elles  étaient  fées  ou  tout  au  moins  fil- 
leules de  fées. 

Il  est  certain  que  lorsqu'elles  s'asseyaient  sous  un  arbre, 
un  rossignol  s'y  posait  aussitôt,  et  lorsqu'elles  allaient,  bras 
dessus  bras  dessous,  se  promener  dans  les  sentiers,  au  milieu 
des  blés,  le  cri-cri  et  la' sauterelle  venaient  sur  le  bord  du 
sillon  les  saluer  à  leur  passage,  et  leur  chanter  la  bienvenue, 
ainsi  qu'il  convient  à  une  sauterelle  polie  et  à  un  grillon  qui 
connaît  ses  devoirs. 


II 


CE  QUE  LA  BERGERE  BRUNE  &    LA  BERGERE  BLONDE 
SE  DISAIENT  AVANT  DE  SE  COUCHER 

—  Encore  une  journée  de  bonheur  qui  vient  de  s'écouler, 
ma  chère  Bleuette. 

—  Et  qui  recommencera  demain,  ma  chère  Coquelicot. 


Regrettes-tu  ton  ancienne  forme? 


—  Veux-tu  cesser  d'être  femme? 

—  Non. 

—  Ni  moi  non  plus. 

—  Nous  avons  bien  fait  de  choisir  ce  modeste  village  pour 
y  vivre  tranquillement.  Le  bonheur  n'est  qu'aux  champs. 


20  LES  FLEURS  ANIMÉES 

—  Avi'C  Lucas,  qui  est  si  bon. 

—  Et  avec  Biaise,  qui  joue  si  bien  de  la  musette. 

—  Rien  n'est  doux  au  monde  comme  d'être  femme. 

—  Pour  être  heureuse,  il  fout  avoir  un  cœur. 

Puis  les  deux  jeunes  filles  se  mettaient  devant  leur  miroir. 

—  Ne  suis-je  pas  plus  jolie  que  lorsque  j'étais  simple 
Bleuet?  demandait  l'une. 

—  Oui  ne  me  préférerait  à  tous  les  Coquelicots  de  la  terre? 
répondait  l'autre. 

Voilà  ce  que  la  bergère  Brune  et  la  bergère  Blonde  se 
disaient  chaque  soir,  après  quoi  elles  s'embrassaient  et 
s'endormaient  jusqu'aux  premiers  roucoulements  de  leurs 
tourterelles. 


III 


IDEE     D'UN     BAILLI 

Se  voyant  vieux,  cassé,  ridé,  flétri,  le  bailli  du  village  eut 
l'idée  de  se  marier  ;  et  de  ce  qu'il  était  bossu,  boiteux,  brèche- 
dent,  chauve,  asthmatique,  il  en  conclut  qu'il  lui  fallait  la 
plus  jolie  fille  du  village  :  c'est  pourquoi  il  jeta  les  yeux  sur 
Bleuette. 


HISTOIKE  D'UNE   BERGÉIIE   BLOiNDE  21 


IV 


PENSÉE     D'UN     SEIGNEUR 

Le  seigneur  du  village  habitait  une  tour  lézardée  dans  la- 
quelle pénétraient  la  pluie,  le  vent,  la  grêle,  la  neige,  toutes 
les  intempéries  des  saisons.  Il  avait  pour  domestique  un  ma- 
nant qui  gardait  les  pourceaux  le  jour,  et  servait  son  maître 
le  soir;  tout  cela  ne  l'empêchait  pas  déparier  de  son  château 
et  de  ses  valets.  Du  reste,  il  avait  droit  de  haute  et  basse 
justice  sur  les  terres  qui  ne  lui  appartenaient  plus,  et  pouvait 
faire  pendre  qui  lui  plaisait  à  une  lieue  à  la  ronde. 

Un  beau  jour  que  sa  goutte,  son  catarrhe,  ses  rhumatismes 
lui  laissaient  quelque  répit,  le  seigneur  vint  à  réfléchir  qu'il 
s'était  contenté  jusqu'à  ce  moment  de  vivre  comme  un 
égoïste;  et,  en  brave  gentilhomme  qu'il  était,  il  prit  la  réso- 
lution magnanime  de  faire  partager  à  un  être  vivant  les 
avantages  de  sa  position  :  il  se  décida  à  assurer  le  bonheur 
d'une  femme.  Son  choix  se  fixa  sur  Coquelicot. 


V 


DEUX     CASAQUES     TENDRES 


Pendant  ce  temps-là,  les  deux  bergères,  sans  se  douter  des 


22  LES  FLEURS  ANIMÉES 

honneurs  qui  allaient  fondre  sur  elles,  faisaient  tranquillement 
l'amour  avec  les  deux  bergers. 

Lucas  chantait  son  martyre  avec  une  casaque  de  soie  vert 
tendre;  Biaise  faisait  retentir  les  échos  d'alentour  du  son  de 
ses  rustiques  pipeaux,  avec  une  casaque  d'un  bleu  non  moins 
tendre  que  le  vert  de  son  ami.  Lucas  avait  les  cheveux  frisés 
comme  la  laine  de  Robin,  le  mouton  favori  de  Bleuette;  les 
joues  de  Biaise  étaient  si  arrondies  qu'il  avait  toujours  l'air 
déjouer  du  pipeau.  Quand  on  les  voyait  ensemble  avec  leurs 
casaques  vert  tendre  et  bleu  tendre,  avec  leur  panetière  or- 
née de  rubans  et  leur  houlette,  tout  le  monde  convenait  que 
deux  bergers  aussi  parfaits  que  Lucas  et  Biaise  ne  pouvaient 
aimer  que  deux  bergères  aussi  accomplies  que  Bleuette  et 
Coquelicot. 

Du  reste,  Bleuette  et  Coquelicot  avaient  promis  à  leurs  ber- 
gers d'échanger  contre  un  baiser  la  première  nichée  de  rossi- 
gnols qu'ils  leur  apporteraient.  Il  n'y  avait  qu'un  an  à  attendre 
jusqu'à  cette  époque;  aussi  Lucas  et  Biaise  étaient-ils  les  plus 
heureux  des  mortels. 


VI 


REFLEXIONS      PHILOSOPHIQUES 


La  félicité  humaine  est  fugitive  comme  l'ombre. 


HISTOIRE   D'UNE  BERGÈRE  BLONDE  23 


VII 


REGRETS 

Comme  Lucas  et  Biaise  se  promenaient  dans  la  campagne, 
rêvant  au  bonheur  qui  les  attendait  dans  un  an,  ils  rencon- 
trèrent Bleuette  et  Coquelicot,  qui  pleuraient  à  chaudes  larmes. 

Les  deux  berg'ers  se  mirent  h  pleurer  sans  trop  savoir  pour- 
quoi. Lucas  sentit  le  premier  le  besoin  de  demander  une 
explication. 

—  Robin,  le  plus  beau  des  moutons,  ma  bergère,  est-il 
malade?  demanda-t-il  d'une  voix  couleur  de  sa  casaque. 

—  Ma  berg-ère  a-t-elle  perdu  la  tourterelle  que  je  lui  ai 
donnée  au  printemps  dernier?  s'informa  à  son  tour  Biaise. 

—  Robin  se  porte  bien,  répondit  Bleuette,  mais  j'ai  vu  M.  le 
bailli,  qui  m'a  dit  :  Je  veux  t'épouser! 

—  Moi,  s'écria  Coquelicot,  j'ai  rencontré  le  seig-neur,  qui 
m'a  dit  :  Tu  seras  ma  femme. 

Aussitôt  les  deux  berg-ers  poussèrent  d'affreux  gémisse- 
ments. Biaise  jura  qu'il  irait  se  précipiter  au  fond  d'un  g-ouffre; 
Lucas  voulut  s'étrangler  avec  le  ruban  de  sa  houlette,  un 
ruban  que  Coquelicot  lui  avait  donné! 


24  LES  FLEURS  ANIMÉES 

C'était  un  spectacle  à  attendrir  les  tigres  d'IIyrcanie. 

—  Ce  qu'il  y  a  de  pire,  ajoutèrent  les  deux  bergères,  c'est 
que  le  seigneur  et  le  bailli  doivent  venir  nous  chercher  ce 
soir,  et  si  nous  refusons  d'obéir,  ils  mettront  sur  pied  leurs 
archers  et  nous  forceront  à  les  suivre. 

Les  deux  bergers  s'écrièrent  qu'on  les  tuerait  avant  de  leur 
ravir  l'objet  de  leur  tendresse,  et  tous  les  quatre  reprirent  le 
chemin  du  village. 

La  chaumière  de  Bleuette  et  de  Coquelicot  était  déjà  cernée 
par  les  soldats.  Le  seigneur  et  le  bailli  s'avancèrent  vers  leurs 
fiancées.  Celles-ci  voulurent  résister,  aussitôt  les  archers  les 
entourèrent.  Trop  sensibles  pour  supporter  un  spectacle  aussi 
cruel,  Biaise  et  Lucas  s'étaient  évanouis. 

—  Hélas  !  se  disaient  Bleuette  et  Coquelicot,  pendant  qu'on 
les  entraînait,  nous  étions  fières  de  notre  bonheur.  Mieux 
valait  rester  pauvres  fleurs  perdues  dans  un  sillon  ;  nous  n'en 
serions  pas  réduites  à  épouser  un  seigneur  qui  a  la  goutte,  et 
un  bailli  bossu.  Adieu,  Lucas;  adieu,  Biaise,  adieu  pour 
jamais  !  nous  n'avons  personne  pour  nous  protéger,  personne 
pour  nous  sauver. 

Comme  elles  se  livraient  à  ces  lamentations,  une  troupe  de 
villageois  parut  sur  la  route.  Tous  ces  braves  gens,  les  mains 
pleines  de  rameaux  verts,  chantaient  en  chœur  : 


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LYS 


HISTOIRE   D'UNE   BERGÈRE   BLOiNDE-  25 

0  jour  Iieureux!  jour  d'espérance 
Qui  nous  rend  la  Heine  de  F"rance, 
Célébrons. .  . 

Les  cris  mille  fois  répétés  de  :  Vive  Fleur  de  lis  î  vive  la 
Reine  de  France  !  empêchèrent  d'entendre  le  reste  de  ce  chœur 
plein  de  poésie  et  de  couleur  locale.  La  Reine  venait  d'arriver. 

Le  seigneur,  surpris,  ne  put  lui  offrir  les  clefs  de  son  château 
sur  un  plat  d'or,  ce  qui  le  contraria  beaucoup.  Le  bailli,  pris 
à  l'improviste,  se  vit  dans  l'impossibilité  de  lui  adresser  un 
discours,  contre-temps  qui  l'aurait  rendu  malade  s'il  n'avait 
pas  dû  se  marier  ce  jour-là. 


VIII 

FLEUR  DE  LIS,  REINE  DE  FRANCE 

A  la  vue  de  la  Reine,  Bleuette  et  Coquelicot  sentirent  l'espé- 
rance renaître  au  fond  de  leur  cœur. 

La  Reine  était  belle  et  jeune  comme  elles;  sa  taille  élevée 
et  flexible ,  son  teint  pâle ,  ses  yeux  d'une  grande  douceur, 
imprimaient  à  toute  sa  personne  un  charme  secret  et  puissant. 
En  la  voyant  on  se  sentait  attiré  vers  elle. 

Les  deux  bergères  se  précipitèrent  à  ses  pieds,  et  baisèrent 
les  pans  de  sa  longue  robe  blanche.  Toutes  deux  pleuraient. 


20  LES  FLEURS  ANIMÉES 

La  Heine  les  releva  avec  bonté,  et  leur  demanda  ce  qui 
pouvait  causer  leur  chagrin. 

—  Le  seigneur  du  village  veut  me  forcer  à  l'épouser. 

—  Il  faut  que  je  devienne  la  femme  du  bailli,  répondirent 
à  la  fois  Coquelicot  et  Bleuette. 

La  Reine  en  souriant  reporta  son  regard  des  deux  jeunes 
filles  aux  deux  vieillards.  Ce  court  examen  lui  suffit. 

—  Suivez-moi,  dit-elle  aux  suppliantes,  nous  aviserons.  Il 
ne  sera  pas  dit  que  la  Reine  de  France  aura  vu  répandre  des 
larmes  sur  son  passage,  sans  chercher  à  les  essuyer. 

Aussitôt  le  cortège  se  mit  en  marche ,  et  les  paysans  sui- 
virent la  Reine  en  faisant  retentir  l'air  de  leurs  acclamations  ; 
ils  chantèrent  plusieurs  autres  chœurs  de  circonstance  que  l'on 
retrouvera  facilement  dans  tous  les  opéras-comiques. 

Fleur  de  lis  avait,  dans  les  environs,  une  maison  de  plaisance 
dans  laquelle,  chaque  été,  elle  venait  oublier  les  soins  du 
trône  et  de  la  grandeur.  C'est  là  qu'elle  conduisit  les  deux 
bergères.  Avant  de  se  retirer  dans  ses  appartements,  elle  fit 
venir  le  seigneur  et  le  bailli.  Au  lieu  de  les  accueillir  dure- 
ment, comme  ils  le  méritaient,  elle  leur  fit  une  petite  semonce 
plus  amicale  que  sévère,  leur  montra  le  danger  des  unions 
disproportionnées,  leur  fit  voir  tout  ce  qu'avait  de  criminel 
l'emploi  de  la  violence  en  amour,  et,  ce  discours  achevé,  elle 


HISTOIRE  D'UNE   BERGÈRE   BLONDE  27 

leur  permit ,  puisque  le  mariage  paraissait  leur  convenii', 
d'épouser  une  de  ses  dames  d'honneur  qu'elle  doterait  riche- 
ment. La  plus  jeune  de  ces  dames  d'honneur  avait  dépassé 
la  cinquantaine. 

Cela  fait,  elle  ordonna  qu'on  la  laissât  seule  avec  les  deux 
bergères. 

—  Comment,  mes  chères  sœurs,  ne  me  reconnaissez-vous 
pas? 

A  ces  mots,  Bleuette  et  Coquelicot  levèrent  la  tète.  Un  secret 
pressentiment,  un  éclair  rapide  traversèrent  en  même  temps 
leur  esprit  et  leur  cœur. 

—  Le  Lis!  s'écrièrent-elles  à  la  fois. 

—  Moi-même,  répondit  la  Reine,  qui  ai  deviné  tout  de 
suite ,  sous  ce  costume  de  berg-ère,  mes  deux  compagnes 
Bleuette  et  Coquelicot.  Les  fleurs  se  doivent  un  mutuel  appui 
sur  la  terre;  que  je  suis  heureuse  d'être  arrivée  à  temps  pour 
vous  sauver  des  entreprises  téméraires  de  ce  vieux  seigneur  et 
de  ce  vilain  bailli  ! 

Les  trois  Fleurs  se  mirent  alors  à  parler  de  ce  qui  leur  était 
arrivé  depuis  qu'elles  avaient  quitté  le  jardin  de  la  Fée. 
Bleuette  et  Coquelicot  s'étendirent  longuement  sur  le  bonheur 
d'être  aimées  par  des  bergers  tels  que  Biaise  et  Lucas. 

—  Aimée  !  murmura  le  Lis,  oh  !  oui,  ce  doit  être  bien  doux! 


28  LES  FLKIJRS  ANIMÉES 

HIc'iic'llc  l'I  (loquelicot n'entendirent  pas  cette  réflexion,  elles 
ne  songeaient  qu'à  complimenter  Fleur  de  lis  de  la  position 
brillante  et  du  rang  élevé  qu'elle  occupait  dans  le  monde. 

—  Ne  vous  hâtez  pas  tant  de  me  féliciter,  reprit  le  Lis, 
écoutez  auparavant  mon  histoire. 

Il  y  a  plusieurs  années  de  cela,  j'habitais,  sur  les  bords  d'un 
hic  solitaire,  un  petit  castel  caché  dans  les  arbres  de  la  foret. 
Le  matin,  je  me  levais  avec  l'aurore,  et  je  saluais  l'apparition 
du  soleil  ;  le  soir,  je  le  suivais  à  son  déclin,  et  il  me  semblait 
que  son  départ  m'enlevait  la  vie,  comme  s'il  eût  été  l'unique 
principe  de  ma  force;  chacun  de  ses  rayons,  en  disparaissant, 
me  laissait  plus  inclinée  vers  la  terre.  Les  étoiles  scintillantes 
me  rendaient  ma  vigueur;  j'aimais,  le  soir,  à  rester  assise  sur 
ma  terrasse,  et  à  sentir  sur  mon  front  et  dans  mes  cheveux 
trembler  les  perles  de  la  rosée.  Quelquefois,  quand  la  chaleur 
était  trop  forte,  j'aimais  aussi  à  me  pencher  sur  le  lac  et  à  res- 
pirer la  fraîcheur  de  son  onde  qui  me  renvoyait  mon  image. 

J'avais  pour  toute  société  une  Hermine  qui  s'était  retirée 
loin  de  tous  dans  cette  solitude.  Soir  et  matin,  elle  venait 
baigner  dans  le  lac  sa  blanche  et  délicate  fourrure.  L'Hermine 
me  dit  qu'en  me  voyant  elle  s'était  sentie  attirée  vers  moi  par 
une  secrète  sympathie;  nous  paraissions  avoir  le  môme  goût 
de  la  solitude,  la  même  horreur  de  tout  vulgaire  contact,  la 
môme  pureté. 

Sans  trop  m'en  rendre  compte,  moi  aussij 'aimais  l'Hermine. 


HISTOIRE   D'UNE   BERGÈRE   BLONDE  29 

J'aurais  pu  vivre  ainsi  toujours  heureuse,  grâce  au  soleil,  aux 
étoiles,  à  la  rosée,  à  la  fraîclieur  du  lac,  et,  je  dois  le  dire 
aussi,  grâce  à  l'amitié  de  ma  sage  compagne  l'Hermine,  lors- 
qu'un jour,  un  voyageur  égaré  vint  frapper  à  la  porte  de  mon 
castel.  Je  fus  forcée  de  lui  accorder  l'hospitalité,  attendu  la 
violence  de  l'orage. 

L'étranger  était  vêtu  du  costume  de  chasseur;  il  était  jeune, 
il  avait  l'air  noble  et  franc.  Il  m'apprit  qu'entraîné  par  l'ardeur 
de  la  chasse,  il  s'était  trouvé  séparé  de  sa  suite;  ne  pouvant 
retrouver  sa  route  au  milieu  de  la  tempête,  il  s'était  décidé  à 
.frapper  k  la  porte  de  mon  château,  sans  espérer,  ajouta-t-il, 
y  trouver  aussi  belle  châtelaine. 

Ces  quelques  mots  me  firent  rougir. 

Après  lui  avoir  fait  préparer  un  repas  et  tout  ce  qui  conve- 
nait à  sa  situation,  je  voulus  me  retirer. 

—  Pardon,  dit  alors  l'étranger  d'une  voix  douce  et  vibrante, 
mais  si  vous  me  fuyez,  je  vais  croire  que,  jouet  d'une  illusion 
douce  et  cruelle  à  la  fois,  j'ai  vu  passer  une  fée  dans  mes 
songes.  Si  vous  êtes  femme,  restez. 

Malgré  moi  je  restai. 

Comme  nous  allions  nous  mettre  à  table,  un  grand  bruit  de 
chevaux,  de  cors  et  de  fanfares  se  fit  entendre  à  la  porte  du 
château.  C'était  la  suite  de  mon  hô'e  qui  s'était  mise  sur  ses 


30  I^ES  FLEURS  ANIMEES 

traces,  et  qui  vonnil  Iccherclier.  L'inconnu,  mes  chères  sœurs, 
c'était  le  roi  de  France. 

Pour  prendre  congé  de  moi.  il  fléchit  le  genou,  et,  prenant 
ma  main,  il  lui  imprima  un  haiser  en  me  disant  tout  bas  :  — 
Il  faut  que  je  vous  quitte,  ô  la  plus  noble  et  la  plus  belle 
des  belles,  mais  je  reviendrai. 

Il  ne  tint  que  trop  sa  promesse. 

Je  parlai  à  l'Hermine,  ma  confidente,  des  assiduités  du  roi 
et  des  offres  de  mariage  qu'il  me  faisait. 

—  Songe ,  répondait-elle .  que  la  véritable  g-randeur,  la 
véritable  pureté,  ne  peuvent  exister  que  dans  la  solitude. 
Prends  exemple  sur  le  Lis.  mon  enfant.  Il  n'est  si  beau  que 
parce  qu'à  sa  beauté  il  joint  un  air  de  candeur  et  d'innocence 
qui  ravit  le  cœur. 

A  cette  allusion,  je  me  sentis  troublée.  Hélas!  pensai-je, 
elle  ne  connaît  pas  l'accès  d'orgueil  dont  le  Lis  a  été  pris  le 
jour  oii  il  a  demandé  à  cesser  d'être  fleur.  Je  me  promis  bien 
cependant  de  suivre  les  conseils  de  l'Hermine. 

Mais  le  roi  mettait  tant  d'obstination  délicate,  tant  de  passion 
ardente  à  me  convaincre,  que  je  finis  par  consentir  à  le  suivre. 
Je  n'étais  plus  fleur,  j'étais  femme  :  ma  faiblesse  fut  celle  de 
mon  sexe. 

Le  roi  me  parlait  du  bien  qu'on  pouvait  faire  sur  le  troue. 


HISTOIRE  D'UNE  BERGÈRE   BLONDE  31 

du  charme  qu'il  y  a  à  se  faire  aimer.  Puis  il  ajoutait  que  je 
(levais  porter  bonheur  à  lui  et  à  sa  race.  Je  me  laissai  cou- 
ronner. 

Adieu,  maintenant,  au  soleil,  aux  étoiles,  aux  perles  de  la 
rosée,  à  l'onde  du  lac;  l'étiquette  me  gouverne  et  m'obsède,  je 
lang-uis  au  milieu  de  la  foule  des  courtisans.  Ma  vieille  amie' 
l'Hermine,  à  qui  j'avais  fait  accorder  ses  grandes  entrées,  ne 
vint  plus  au  palais,  crainte  de  se  souiller.  L'autre  nuit,  j'ai  eu 
une  vision  menaçante.  J'ai  vu  les  Lis  traînés  dans  la  boue,  et 
une  jeune  et  belle  Reine  qu'on  menait  à  l'échafaud. 

Combien  je  regrette  le  temps  oii,  simple  fleur,  j'étais  le  sym- 
bole chéri  de  l'innocence  !  On  m'eflPeuillait  alors  sous  les  pas 
des  vierg-es  et  des  chastes  épouses  ;  les  anges,  porteurs  des  mes- 
sages du  ciel,  s'arrêtaient  un  moment  pour  se  reposer  dans  ma 
corolle,  et  le  lendemain  ils  m'enlevaient  avec  eux  dans  leurs 
bras,  et  me  présentaient  aux  hommes  comme  un  gage  nouveau 
de  la  bonne  nouvelle  qu'ils  venaient  leur  annoncer.  Je  vivais 
d'air,  de  soleil  et  de  lumière.  Mes  nuits  se  passaient  à  contem- 
pler les  étoiles  et  à  m'enivrer  des  concerts  confus  qui  se  chan- 
tent dans  l'ombre,  tandis  que  maintenant... 

La  Reine  se  mit  à  pleurer. 

Bleuette  et  Coquelicot  essayèrent  de  la  consoler.  Elles  lui 
dirent  qu'il  ne  fallait  pas  s'exagérer  ses  chagrins,  que  chaque 
position  avait  des  inconvénients  plus  ou  moins  grands,  et  que 


32  I-ES   FLEURS  ANIMÉES 

le  mallieur  pour  elle  avait  été  d'en  clioisir  une  trop  élevée, 
après  quoi  elles  se  citèrent  comme  exemple.  Si,  au  lieu  d'être 
Reine,  tu  étais  une  simple  villageoise  comme  nous,  ajoutè- 
rent-elles, tu  ne  te  plaindrais  pas  de  ton  sort.  Du  temps  que 
tu  étais  Lis,  ma  chère,  tu  étais  un  peu  sujette  au  péché  d'or- 
gueil; ce  défaut  pourrait  te  jouer  de  vilains  tours,  il  faut  t'en 
méfier  et  prendre  patience. 

Ces  choses  raisonnables  dites,  Coquelicot  et  Bleuette  deman- 
dèrent à  la  Reine  la  permission  de  se  retirer,  afin  d'aller  tirer 
d'inquiétude  Biaise  et  Lucas,  Cette  permission  leur  fut  oc- 
troyée. La  Reine  y  joignit  deux  gros  diamants  pour  elles,  et 
deux  paires  de  breloques  pour  Biaise  et  pour  Lucas. 


IX 


LERETOUR 

Comme  elles  traversaient  les  cours  du  palais,  les  courtisans, 
qui  se  trouvaient  là  réunis  en  très-grand  nombre,  ne  purent 
s'empêcher  de  s'écrier  :  Palsambleu!  voilà  deux  jolies  filles  ! 

Coquelicot  et  Bleuette  ne  tournèrent  seulement  pas.  la  tête, 
en  entendant  ces  doux  propos,  tant  elles  avaient  hâte  de  re- 
voir Lucas  et  Biaise. 

Elles  se  mirent  à  marcher,  puis  à  courir;  les  voilà  franchis- 
sant les  hautes  prairies  de  luzerne,  foulant  aux  pieds  le  trèfle. 


HISTOIRE  D'UNE   BERGÈRE   BLONDE  33 

effrayant  dans  le  sillon  l'alouette  dans  son  nid,  et  la  g-re- 
nouille  endormie  sur  le  bord  d'un  ruisseau  ;  elles  vont,  elles 
vont,  reprenant  haleine,  marchant  et  courant  tour  h  tour. 

Si  bien  qu'elles  arrivèrent  au  village  avant  la  nuit. 

Elles  s'élancèrent  vers  la  chaumière,  croyant  retrouver  sur 
le  seuil  Biaise  et  Lucas  résolus  à  mourir  de  désespoir  sans 
quitter  ces  lieux  chéris. 

Elles  rencontrèrent  deux  noces. 

C'était  Lucas  qui  se  mariait  avec  Margot,  la  fille  à  Gros- 
Pierre,  et  Biaise  qui  épousait  Flipotte,  la  nièce  à  Gros-Jean. 

Les  ingrats  avaient  encore  à  leur  chapeau  les  rubans  donnés 
par  Coquelicot  et  par  Bleuette. 

En  voyant  la  casaque  bleu  tendre  et  la  casaque  vert  tendre 
aux  bras  de  leurs  rivales,  Bleuette  et  Coquelicot  se  sentirent 
comme  frappées  de  la  foudre.  Elles  tombèrent  pour  ne  plus 
se  relever.  Lucas  et  Biaise  perdirent  ce  jour-là  deux  cœurs 
dévoués  et  deux  jolies  paires  de  breloques. 


X 


TUTTO     FINISCB 

Dans  le  cimetière  du  village  on  éleva  une  tombe  modeste 
à  Bluette  et  à  Coquelicot.  Les  amants  des  alentours  y  vien- 
nent chaque  année  en  pèlerinage. 


34  I^I^S  FLEURS  ANIMÉES 

Des  bleuets  et  des  coquelicots  croissent  en  abondance  au- 
tour de  cette  tombe  ;  nulle  part  leurs  couleurs  ne  sont  aussi 
vives  et  aussi  tendres.  On  dirait  que  les  fleurs  ont  retenu 
quelque  chose  du  caractère  des  deux  bergères. 

L'histoire  chercha  longtemps  en  vain  un  modèle  d'héroïsme 
amoureux  à  leur  opposer. 

La  sauterelle  et  le  grillon  ont  fixé  leur  séjour  dans  le  haut 
gazon  qui  entoure  le  tombeau  de  Bleuette  et  de  Coquelicot. 
Le  jour  et  la  nuit  ils  font  entendre  des  chants  tristes  comme 
une  complainte. 

Un  rossignol,  caché  dans  les  branches  du  saule  voisin,  vient 
aussi,  avant  le  lever  du  jour,  chanter  ses  adieux  aux  deux 
bergères. 

Les  papillons  et  les  abeilles  se  promènent  seuls  au  milieu 
des  fleurs  voisines  ;  le  taon  indiscret,  la  mouche  bourdon- 
nante n'osent  pas  troubler  du  bruit  de  leurs  ailes  le  silence 
du  mausolée. 

Toutes  les  fois  qu'il  traverse  le  cimetière,  le  magister  ne 
manque  pas  de  cueillir  des  fleurs  sur  le  tombeau  des  deux 
victimes.  «  Mes  enfants,  dit-il  à  ses  élèves  en  leur  montrant  le 
bleuet  et  le  coquelicot,  celui-ci  signifie  délicatesse,  celui-là 
consolation.  »  Deux  qualités  qui  n'ont  pas  un  rapport  des 
plus  directs  avec  l'histoire  que  nous  venons  de  raconter;  mais 
nous  devons  nous  incliner  devant  le  magister  :  il  connaît 
mieux  que  nous  le  langage  des  fleurs.  La  jeunesse  du  village 


HISTOIRE  D'UNE   BERGÈRE   BLONDE  35 

ne  s'en  plaît  pas  moins  à  lui  faire  des  niches,  quand  elle  en 
trouve  l'occasion. 

Pour  se  disculper,  aux  yeux  de  la  postérité,  d'avoir  causé 
la  mort  de  deux  bergères  aussi  charmantes  que  Bleuette  et 
Coquelicot,  Lucas  et  Biaise  ont  affirmé  sous  serment,  à  leur 
lit  de  mort,  qu'ils  avaient  cru  le  mariage  avec  le  bailli  et  le 
seigneur  définitivement  consommé. 

Lucas  et  Biaise,  bourrelés  de  remords,  moururent  cin- 
quante ans  après  leurs  victimes. 

On  écrivit  sur  leur  tombe  : 

ICI    REPOSENT  BLAISE    ET    LUCAS. 

ILS    FURENT 

BONS    PÈRES,    BONS    EPOUX,    BONS    BERGERS. 

QUI  QUE   TU  'SOIS  , 

ARRÊTE,  ET  DONNE  UNE  LARME  A  LEUR  MEMOIRE^ 

UNE  PRIÈRE  A  LEUR  AME. 

R.  I.  P, 


■''"'"-■-'  '"'P  r.ru  /rl,n,,,i./ 


vv.^<^  ]■;  ]^ 


ircres  Editeur 


COMMENT  LE  POÈTE  JACOBIJS 


CRUT    AVOIR    TROUVE 


LE  SUJET  D'UN   POÈME  ÉPIQUE 


Cbapitre 

dans  lequel  se  trouve  résumé  tout  ce  que  les  anciens  et   les  modernes 

ont  écrit  sur  le  langage  des  rieurs 


OU     LES     FLEURS     PARLENT 


-£3^^^^'^^        A  Pensée  se  promenait  sur  la  terre,  ne 
sachant  où  se  fixer. 


Elle  avait  successivement  frappé  à  bien 
des  portes  sans  être  admise  nulle  part. 
D'abord  elle  s'était  offerte  comme  dame 

de  compagnie  à  un  bas-bleu  fort  célèbre;  elle  avait  essuyé 

un  refus. 


'■^nc^-^fC'  c' 


38  LliS  FLKIKS  AiNIMÉES 

l'n  pliilosophe  de  grande  renommée  n'avait  pas  voulu  de 
la  Pensée,  même  comme  femme  de  ménag-e. 

Repoussée  successivement  par  un  académicien,  par  un  mi- 
nistre, par  un  prédicateur,  par  un  peintre,  par  un  romancier, 
par  un  sculpteur,  la  pauvre  Pensée  résolut  de  quitter  la  ville 
et  de  reprendre  le  cours  de  ses  voyages. 

Elle  se  mit  donc  en  route  par  une  belle  matinée  de  prin- 
temps, peu  chargée  de  bagage,  mais  ferme,  résignée,  prête 
à  supporter  courageusement  tous  les  inconvénients  de  sa 
situation. 

Enfoncée  dans  ses  méditations,  la  Pensée  marchait  sans 
s'apercevoir  de  la  longueur  du  chemin;  le  soir  venu,  cepen- 
dant, la  fatigue  la  prit,  et,  jetant  les  yeux  sur  les  environs, 
elle  chercha  un  endroit  où  elle  pût  demander  l'hospitalité. 

La  façade  d'un  château  brillamment  illuminée  resplendis- 
sait à  quelques  pas  de  la  route.  Elle  se  dirigea  de  ce  côté. 
Le  maître  du  château,  la  table  dressée  sur  la  terrasse,  assis 
sous  une  tente  de  soie,  chantait,  buvait,  mangeait,  riait  avec 
ses  amis. 

—  Ouvrez-moi,  fit  une  voix  faible,  qui  parvint  cependant 
jusqu'à  l'oreille  des  convives. 

—  Qui  êtes-vous?  demanda  le  maître  du  château.  Si  vous 
êtes  un  gai  compagnon,  sachant  charmer  les  heures  lourdes 
de  la  vie,  entrez. 


LK   POÈTE  JACOBUS  39 

La  voix  répondit  :  —  Je  suis  la  Pensée. 

—  Valets,  fermez  les  portes,  chassez  cette  hôtesse  maussade, 

cette  compagne  importune  qui  fait  qu'on  se  souvient.  Ou- 
t 
blions  !  oublions  ! 

Le  maître  du  château  remplit  sa  coupe  et  but  à  l'oulili. 

—  J'aperçois  là-bas  une  chaumière  modeste,  se  dit  la  Pen- 
sée, qui,  pour  se  délasser  un  moment,  s'était  accoudée  sur 
un  vase  de  marbre  placé  à  l'entrée  du  château  :  les  pauvres 
sont  toujours  hospitaliers.  Allons  leur  demander  asile  pour 
la  nuit;  je  suis  fatiguée,  et  je  commence  à  sentir  les  atteintes 
de  la  faim. 

Elle  prit  le  chemin  de  la  chaumière. 

—  Pan  !  pan  !  pan  ! 

—  Qui  va  là? 

—  L'hospitalité,  s'il  vous  plaît? 

—  Si  vous  voulez  vous  contenter  d'un  morceau  de  pain, 
d'un  verre  d'eau  et  d'un  peu  de  paille  fraîche,  dites-moi  qui 
vous  êtes,  et  entrez. 

—  Je  suis  la  Pensée. 

—  Arrière,  maudite!  tu  viendrais  troubler  mon  sommeil. 
J'ai  arrosé  le  champ  de  mon  maître  de  ma  sueur,  et  mainte- 


40  LES   FLEURS  ANIMÉES 

liant  il  se  n'jouit  dans  la  joie  des  festins,    tandis  que  ma 
femme  pleure  et  que  mes  enfants  ont  faim.  Si  demain  je  veux 
avoir  la  force  de  recommencer  mon  travail,  il  faut  que  j'ou- 
blie. Tu  troubles  le  repos  de  l'àme  et  du  corps;  va-t'en,  jet 
ne  t'ouvrirai  pas. 

Ainsi,  ni  le  ricbe  ni  le  pauvre  ne  voulaient  de  la  Pensée. 
Elle  s'assit  au  rebord  du  fossé  et  laissa  tomber  son  front  dans 
ses  mains. 

Un  jeune  homme  vint  à  passer  sur  la  route  :  il  marchait  en 
regardant  les  étoiles  et  en  murmurant  tout  bas  des  mots  et 
des  phrases  qui  lui  faisaient  ouvrir  énormément  la  bouche 
et  écarquiller  les  yeux. 

Un- soupir  étouffé  que  poussa  la  Pensée  l'avertit  qu'un  être 
souffrant  avait  besoin  de  son  secours.  Il  s'approcha  de  la 
voyageuse,  lui  prit  la  main,  et,  la  voyant  belle  quoique  tou- 
jours grave  et  recueillie,  il  lui  demanda  en  grasseyant  un  peu 
pourquoi  elle  pleurait. 

La  Pensée  lui  répondit  qu'ayant  fait  un  long  voyage,  elle 
a^ait  vainement  demandé  l'hospitalité  à  la  chaumière  et  au 
château  ;  personne  n'avait  voulu  la  recevoir. 

—  Pauvre  enfant!  reprit  le  jeune  homme  en  accompagnant 
ses  paroles  d'un  geste  tragique. 

Il  passa  un  bras  autour  de  la  taille  de  la  Pensée,  et  l'aida 


LE  POETE  JACOBUS  41 

à  se  relever;  puis  il  lui  montra,  dans  un  massif  d'arbres,  une 
petite  lumière  lointaine  qui  brillait. 

—  C'est  la  maisonnette  que  j'habite  ;  venez,  vous  y  passerez 
la  nuit  en  sûreté.  Sous  quel  nom  faut-il  que  je  vous  présente 
à  ma  mère  ? 

—  On  m'appelle,  répondit-elle  en  hésitant,  la  Pensée. 

Alors  le  jeune  homme  frappa  des  mains  en  signe  de  joie, 
passa  le  premier  pour  indiquer  à  la  Pensée  le  chemin  de  la 
maisonnette. 

A  son  tour,  la  Pensée  voulut  connaître  le  nom  de  son  hôte. 
—  Je  suis ,  lui  dit-il ,  un  homme  de  fantaisie  connu  dans  la 
contrée  sous  le  nom  de  Jacobus  le  Poète. 

Il  vivait  dans  une  maisonnette  au  milieu  d'un  bois,  seul 
avec  sa  mère,  qui  lui  racontait  des  histoires  de  fées  et  des 
légendes  d'enchanteurs.  Ces  contes  le  charmaient  encore, 
car  Jacobus  avait  à  peine  dix-huit  ans;  ses  joues  étaient 
rouges,  ses  cheveux  blonds,  et  ses  gros  yeux  bleus  brillaient 
à  fleur  de  tête.  On  le  trouvait  beau  dans  la  contrée. 

La  mère  de  Jacobus,  quand  elle  sut  quelle  voyageuse  il 
avait  recueillie,  voulut  elle-même  mettre  le  couvert  de  la 
Pensée.  —  Nous  serons  bien  malheureux,  se  dit-elle,  si  elle 
ne  donne  pas  à  mon  fils  l'idée  de  quelque  bon  gros  livre  qui 


42  LES   FLEURS  ANIMEES 

nous  rapportera  de  l'argent,  et  le  fera  bien  venir  du  prince. 
—  Mais  la  Pensée  s'opposa  à  ce  qu'on  fit  trop  de  préparatifs. 
Peu  de  chose  suffit  à  sa  nourriture;  elle  eut  bientôt  repris  ses 
forces,  et  elle  se  trouva  en  mesure  de  faire  des  observations 
sur  tout  ce  qui  l'entourait. 

La  salle  où  ils  se  trouvaient  ressemblait  à  une  serre,  tant 
elle  était  pleine  de  fleurs  et  d'arbustes  :  ceux-ci  grimpaient 
contre  les  murs,  celles-là  s'accrochaient  en  arabesques  au 
plafond  ;  il  y  en  avait  qui  entr'ouvraient  à  peine  leurs  boutons 
à  côté  de  leurs  voisines  épanouies  ;  d'autres  dont  les  feuilles 
déjà  ternies  se  détachaient  lentement,  et  pour  cela  n'en 
paraissaient  pas  moins  belles.  Des  livres  ouverts  ou  fermés, 
marqués  à  certains  endroits  de  feuilles  vertes,  pour  indiquer 
les  passages  favoris,  étaient  disséminés  çà  et  là  parmi  les 
vases.  Les  rayons  de  la  bibliothèque  de  Jacobus  étaient  des 
branches  d'arbuste  ou  des  touffes  de  fleurs. 

Le  regard  attaché  sur  la  Pensée,  le  poète  oubliait  de  prendre 
son  repas  :  jamais  il  n'avait  vu  de  femme  aussi  belle,  et  d'une 
beauté  si  attachante  !  Il  aimait  surtout  son  œil  calme  et  pro- 
fond, qui  semblait  n'avoir  qu'à  se  fixer  sur  un  objet  pour 
lui  communiquer  aussitôt  un  charme  plus  doux,  une  chaleur 
plus  féconde. 

La  Pensée  comprit  qu'il  était  de  son  devoir  de  remercier 
son  hôte;  mais  Jacobus  l'arrêta  au  premier  mot  qu'elle  vou- 
lut prononcer  à  ce  sujet. 


LE   POÈTE  JACOBUS  43 

—  La  maison  où  vous  entrez  est  bénie,  s'écria-t-il,  en 
ayant  soin  de  suivre  exactement  la  ponctuation  et  de  scander 
chaque  phrase  ;  votre  présence  seule  comble  l'homme  de  tous 
les  biens.  C'est  vous,  ô  Pensée,  qui  donnez  la  force  à  l'âme 
du  jeune  homme  et  qui  rajeunissez  le  cœur  du  vieillard.  Avec 
vous,  les  heures  de  la  vie  s'écoulent  sans  connaître  la  lassi- 
tude et  l'ennui  ;  sans  vous,  la  durée  des  jours  paraît  trop 
long-ue,  et  le  temps,  qui  n'a  plus  d'ailes,  vous  écrase  sous 
son  poids.  Restez  dans  ma  demeure,  tout  ce  qu'elle  renferme 
est  à  vous  ;  fixez-vous  près  de  moi,  belle  voyageuse  ;  oii  seriez- 
vous  mieux  qu'ici  ? 

Jacobus  ne  disait  pas  que  les  idées  de  sa  mère  germaient 
aussi  dans  sa  tète,  et  qu'il  espérait  mettre  à  profit,  dans  l'in- 
térêt de  sa  gloire,  le  séjour  de  la  Pensée. 

Elle  sourit  de  la  naïveté  du  jeune  poète,  ce  qui  ne  l'empêcha 
pas  de  sentir  vivement  le  bon  accueil  qu'il  lui  faisait.  Elle 
résolut  de  se  montrer  reconnaissante. 

Jacobus  ne  put  fermer  l'œil  de  toute  la  nuit:  l'idée  de  rece- 
voir la  Pensée  sous  son  toit  lui  donnait  comme  une  espèce  de 
fièvre.  Son  cœur  battait,  son  front  était  brûlant,  un  feu 
étrange  brillait  dans  ses  yeux.  Voyant  qu'il  appelait  en  vain 
le  sommeil,  il  se  leva  et  descendit  dans  la  bibliothèque,  pen- 
sant que  la  vue  de  ses  fleurs  le  calmerait. 

Il  entra  donc  et  s'approcha  d'une  Aubépine.  Gomme  il  s'in- 


44  I  ES  FLEURS  ANIMEES 

clinait  pour  aspirer  son  parfum,  il  lui  sembla  entendre  une 
voix  douce  qui  s'élevait  du  fond  de  sa  corolle  : 

—  Respire  mon  haleine,  ami;  une  seule  de  mes  branches, 
cachée  au  milieu  des  haies,  suffit  pour  embaumer  les  environs  : 
je  suis  la  fleur  des  premiers  printemps,  je  suis  l'Espérance  ! 

—  Jacobus!  Jacobus!  fit  une  voix  cristalline. 

Le  jeune  homme  se  retourna  et  aperçut  un  Liseron  qui  le 
regardait  avec  ses  petits  yeux  bleus  et  qui  lui  disait  :  —  Moi, 
je  me  livre  à  tous  les  souffles  qui  passent,  je  cours  çà  et  là  à 
l'aventure,  m'accrochant  aux  branches  du  chêne,  serpentant 
dans  la  bruyère,  vivant  tantôt  avec  les  g-rands,  tantôt  avec  les 
petits;  ne  m'oublie  pas,  je  suis  le  Caprice. 

—  Moi,  je  représente  les  liens  d'amour,  s'écria  un  Chèvre- 
feuille. 

Une  Clématite  voulut  prendre  la  parole,  mais  un  Érable 
l'interrompit. 

—  Je  suis  l'Érable  aux  fleurs  éclatantes,  aux  branches 
dures,  le  symbole  de  la  réserve;  écoute  mes  conseils,  Jacobus. 
Méfie-toi  de  la  Clématite  qui  grimpe  sournoisement  le  long 
des  murs,  et  montre  sa  petite  tête  aux  rebords  des  fenêtres 
oii  les  jeunes  filles  viennent  rêver  le  soir  :  l'artificieuse  Clé- 
matite surprend  leurs  secrets  et  va  ensuite  en  faire  des  gorges 


LE  POÈTE  JACOBUS  4o 

chaudes  avec  son  camarade  l'Amandier  étourdi  et  l'Ébénier 
perfide. 

La  Clématite  voulait  répondre,  mais  la  Fougère  l'en  empê- 
cha; elle  se  mit  du  parti  de  l'Érable.  La  sincérité  de  la  Fou- 
gère est  trop  connue  pour  que  la  Clématite  osât  se  mettre  en 
lutte  avec  un  tel  adversaire  ;  elle  se  tut. 

Jacobus  ne  revenait  pas  de  sa  surprise  ;  les  fleurs  vivaient, 
elles  lui  parlaient.  Il  ne  pouvait  se  lasser  de  les  entendre. 

—  Songe  à  moi,  lui  disait  un  Lilas  :  j'ai  des  feuilles  ver- 
doyantes et  des  grappes  de  fleurs  parfumées  ;  ma  physionomie 
a  quelque  chose  de  naïf  et  de  coquet  à  la  fois,  je  fleuris  vite  et 
je  dure  ;  je  suis  le  premier  amour. 

—  La  neige  brille  sur  les  rameaux  noueux  du  chêne  et  sur 
le  gazon  de  la  prairie,  et  cependant  une  frange  de  fleurs  borde 
le  manteau  blanc  des  prés.  Est-ce  déjà  le  printemps?  est-ce 
encore  l'hiver?  C'est  le  temps  oii  la  Primevère  ouvre  ses 
houppes  safranées.  Venez  cueillir  la  fleur  de  la  première 
jeunesse. 

—  Aux  premiers  chants  du  rossignol,  le  Muguet  répand 
dans  l'air  le  parfum  de  ses  fleurs  d'ivoire.  Frère  du  Lis,  j'aime 
comme  lui  le  bord  des  ruisseaux,  l'ombre  épaisse  des  bois, 
les  solitudes  de  la  vallée.  En  me  voyant,  l'homme  songe  au 
printemps  écoulé,  à  sa  félicité  passée,  et  je  le  console,  parce 
que  j'annonce  le  retour  du  bonheur. 


irt  I.ES   FLEUKS  ANIMÉES 

—  Les  al)cilles  vionnont  butiner  sur  mes  fleurs,  les  jeunes 
couples  aiment  à  errer  sous  mon  ombre  doucement  parfumée; 
mes  feuilles  desséchées  fournissent  à  l'homme  un  breuvage 
bienfaisant.  En  moi  tout  est  douceur,  bonté,  utilité.  Je  suis 
le  Tilleul,  la  fleur  de  l'amour  conjugal. 

—  Partout  on  voit  mes  blanches  étoiles  scintiller  au  milieu 
des  branches  ;  je  laisse  diriger  au  gré  de  l'homme  mes  rameaux 
souples  et  flexibles  ;  on  m'étend  en  palissade,  on  m'arrondit 
en  tonnelle,  on  me  déploie  comme  un  rideau  le  long  de  la 
terrasse  du  château,  on  me  fait  serpenter  autour  de  la  fenêtre 
de  la  chaumière.  Je  me  prête  à  toutes  les  exigences,  je  suis 
heureux  dans  toutes  les  situations.  Je  suis  la  fleur  de  l'ama- 
bilité, l'ami  des  papillons  et  des  abeilles,  le  Jasmin! 

Chaque  fleur  venait  à  son  tour  dire  son  mot  à  l'oreille  de 
Jacobus. 

—  Parbleu  !  se  dit-il,  je  serais  un  bien  grand  sot  si  je  ne 
fixais  sur  le  papier  ce  que  je  viens  d'entendre.  Avec  toutes  ces 
choses  charmantes,  j'écrirai  un  petit  poème  épique  en  seize 
chants,  qui  me  vaudra  la  place  de  ministre  ou  tout  au  moins 
celle  de  premier  valet  de  chambre  du  Roi. 

Jacobus  fit  ce  qu'il  disait;  il  passa  une  grande  partie  de  la 
nuit  à  écouter  les  fleurs.  Comme  elles  s'exprimaient  toutes  en 
langage  littéraire,  c'est-à-dire  un  peu  longuement,  il  prit  le 
parti  do  résumer  leurs  discours,  et  comme  c'était  un  esprit 


Ll^  POETli  JACOBUS 


47 


fort  méthodique,  il  rédigea,  par  ordre  alphabétique,  les  notes 
suivantes,  qui  devaient  lui  servir  à  composer  son  petit  poème 
en  seize  chants. 


Absinthe.  —Absence. 
Acacia.  —  Amour  platonique. 
Acacia  rose.—  Élégance. 
Acanthe.  —  Arts. 
Acliillée.  —  Guerre. 
Adonide.  —  Souvenir  douloureux. 
Adoxa.  —  Faiblesse. 
Agave.  —  Sûreté. 
Airelle  myrte.  —  Trahison. 
Alisier.  —  Accords. 
Aloès  bec  de  perroquet.  —  Caquet. 
Aloès  soccolrin.  —  Amertume  et  dou- 
leur. 
Alysse  saxatile.  —  Tranquillité. 
Amandier.  —  Étourderie. 
Amarante.  —  Immortalité. 


Amaryllis  jaune.  —  Fierté. 
Ananas.  —  Perfection. 
Ancolie.  —  Folie. 
Anémone.  —  Abandon. 
Anémone  des  prés.  —  Maladie. 
Anémone  hépatique. —  Confiance. 
Angélique.  —  Inspiration. 
Ansérine  ambroisie.  —  Insulte. 
Argentine.  —  Naïveté. 
Armoise.  —  Bonheur. 
Arum  commun.  —  Ardeur. 
Arum  gobe- mouche.  —  Piège. 
Arum  serpentaire.  —Horreur. 
Asphodèle  jaune.  —  Regret. 
Astère.  —  Arrière-pensée. 
Aubépine.  —  Espérance. 


Baguenaudier.     —     Amusement     fri- 
vole. 
Balisier.  —  Rendez- vous. 
Balsamine.  —  Impatience. 
Bardane.  —  Importunité. 
Basilic.  —  Haine. 
Baume  du  Pérou.  —  Guérison. 
Delle-de-jour.  —  Coquetterie. 
Belle-de-nuit.  —  Timidité. 
Blé.  —  Richesse. 


Bluet.  —  Délicatesse. 
Boule-de-neige.  —  Ennui. 
Bouquet.  —  Galanterie. 
Bourrache.  —  Brusquerie. 
Boulon  de  rose.  —  Jeune  fdle. 
Brize  tremblante.  —  Frivolité. 
Bruyère  commune.  —  Sohtude. 
Buglosse.  —  Mensonge. 
Bugrane  arrête-bœuf,  —  Obstacle. 
Buis.  —  Stoïcisme. 


4!^ 


LES  FLEURS  ANIMÉES 


Caclier.  —  Amour  miiternel. 
Camara  piquant.  —  Rigueurs. 
Camélia.  —  Reconnaissance. 
Campanule.  —  Indiscrélion. 
Capillaire.  —  Discrétion. 
CarJère.  —  Bienfait. 
Célosie  à  crête.  —  Immortalité. 
Cenlaurée-amberboi.  —  Félicilé. 
Cerisier.  —  Éducation. 
Chardon.  —  Austérité. 
Charme.  —  Ornement. 
Châtaignier.  —  Équité. 
Chêne.  —  Hospilalité. 
Chèvrefeuille.  —  Liens  d'amour. 
Chicorée  amère.  —  Frugalité. 


Circée.  —  Sortilège. 
Citronnelle.  —  Douleur. 
Clandestine. — Amour  caché. 
Clématite,  —  Artifice. 
Cobée  grimpante.  —  Nœuds. 
Colchique. —  Automne. 
Coquelourde.  —  Sans  prétention. 
Coriandre.  —  Mérite  caché. 
Cornouiller.  —  Durée. 
Couronne  impériale.  —  Puissance. 

—      de  roses.  —  Récomp.  de  la  vertu. 
Crinole  hybride.  —  Tendre  faiblesse. 
Cuscute.  —  Bassesse. 
Cyprès.  —  Deuil. 
Cytise  faux  ébénier.  —  Noirceur.       * 


Dahlia.  —  Nouveauté. 
Dalura.  —  Charmes  trompeurs. 


Dictame  de  Crète.  —  Naissance. 
Digitale.  —  Occupation. 


Églantier.  —  Homme  poétique.  Épilobe  à  épi.  —Production. 

Églantine.  —  Poésie.  Épine  noire.  —  Difliculté. 

Éphémérine  de  Virginie.   —   Bonheur  Épine- vinetle.  —  Aigreur, 

éphémère.  Érable  champêtre.  —  Réserve. 


LE  POÈTE  JACOBUS 


49 


Fenouil.  —  Force. 
Ficokle  glaciale.  —  Glaces  du  cœur. 
Fleur  d'oranger.  —  Chasteté. 
Fougère.  —  Sincérité. 
Fraise.  —  Bonté. 

Fraise  de  l'Inde.  —  Apparence  trom- 
peuse. 


Fraxinelle.  —  Feu. 
Frêne  élevé.  —  Grandeur. 
Fritillaire  couronne  impériale.  —  Puis- 
sance. 
Fuchsia.  —  Frugalité. 
Furaeterre  commune.  —  Fiel. 
Fusain.  —  Portrait. 


Galanth  perce-neige.  — Consolation. 
Galéga.  —  Raison. 
Garanée.  —  Calomnie. 
Gattilier  commun.  —  Froideur. 
Gazon.  —  Utilité. 
Genêt  d'Espagne.  —  Propreté. 
Genêt  épineux.  —  Misanthropie. 
Genévrier.  —  Asile,  secours. 
Géranium  écarlate.  —  Sottise. 
Géranium  rose.  —  Préférence. 
Géranium  triste.   —    Esprit  mélanco- 
lique. 
Giroflée  de  Mahon.  —  Promptitude. 


Giroflée   des  jardins.    —    Beauté  du- 
rable. 
Giroflée  jaune.  —  Fidèle  au  malheur. 
Giroflier.  —  Dignité. 
Gnapale.  —  Souvenir  immortel. 
Gouet  commun.  —  Ardeur. 
Grenadier.  —  Fatuité. 
Grateron.  —  Rudesse. 
Grenai'.ilie  bleue.  — Croyance. 
Groseillier.  —  Reconnaissance. 
Gui.  — Parasite. 
Guimauve.  —  Bienfaisance. 
Gyroselle.  —  Divinité. 


H 


Hélénie  d'automne.  —  Pleurs. 
Héliotrope.  —  Enivrement  d'amour. 
Hellébore  de  Noël.  —  Bel  esprit. 
Hépatique.  —  Confiance. 


Hêtre  commun.  —  Prospérité. 
Hortensie.  —  Insouciance. 
Houblon. —  Injustice. 
Houx.  —  Prévoyance. 


so 


LES  FLEURS  ANIMÉES 


Ibride  de  Perse.—  Indifférence. 

If.  —  Tristesse. 

Immorlelle.  —Souvenir  immortel. 

Ipomée  écarlate. —  Étreinte. 

Iris.  —  Message. 

Iris  flambe.  —  Flamme. 

Ivraie.  —  Vice. 

Jacinthe  étalée.  —  Bienveillance. 


Jacinthe  d'Orient.  —  Langage  des  fleurs. 
Jacinthe  sauvage.  —  Jeu. 
Jasmin  commun.  —  Amabilité. 
Jasmin  d'Espagne.  —  Sensualité. 
Jasmin  de  Virginie.  —  Séparation. 
Jonc  des  champs.  —  Docilité. 
Jonquille.  —  Désir. 
Jusquiarae.  —Défaut. 


Lauréole  bois  gentil.  —  Désir  de  plaire. 
Laurier-amandier. —  Perfidie. 
Laurier  franc.  —  Gloire. 
Laurier-rose.  —  Méfiance. 
Laurier-thym.  —  Petits  soins. 
Lavande  aspic.  —  Méfiance. 
Lierre.  —  Amitié. 
Lilas  blanc.  —  Jeunesse. 


Lilas  commun.    —  Première  émotion 

d'amour. 
Lin.  —  Bienfaiteur. 
Lis.  —  Majesté. 

Liseron  des  cliamps.  —  Humilité. 
Liseron  pourpre.  — Élévation. 
Lunaire.  —  Oubli. 
Luzerne. —  Vie. 


M 


Mancenillier.  —  Fausseté. 

Mandragore.  —  Rareté. 

Marguerite    des   prés.   —    M'aimerez- 

vous? 
Marguerite  reine.  —  Variété. 
Marronnier  d'Inde.  —  Luxe. 


Mélèze.  —  Audace. 
Mélisse  citronnelle.  —  Plaisanterie. 
Menthe   poivrée.  —  Chaleur  de  senti- 
ment. 
Ményanthe.  —  Calme,  repos. 
Miroir  de  Vénus.  —  Flatterie. 


LE  POÈTE  JACOBUS 


51 


M 


;  U  I  T  F.      — 


Momordique    élastique.    —    "Critique,      Muguet  de  mai.  —  Retour  du  bonlieur. 


mystification. 
Morelle.  —  Vérité. 
Mouron  rouge.  —  Rendez  vous. 
Muflier.  —  Présomption. 


Mûrier  blanc.  —  Prudonce. 
Mûrier  noir.  —  Dévouement. 
Myrobulan.  —  Privation. 
Myrte.  —  Amour. 


Narcisse  des  poètes.  —  Égoïsme. 
Narcisse   des  prés.   —  Espérance  trom- 
peuse. 
Narcisse  jonquille.  —  Désir. 


Nélombo.  —  Sagesse. 
Nénupliar  blanc. —  Éloquence. 
Noisetier.  —  Réconciliation. 
Nympliéa  jaune.  —  Refroidissement. 


Œillet  de  poète.  —  Dédain. 
Œillet  des   fleuristes.  —  Amour  sin- 
cère. 
Œillet  jaune.  —  Exigence. 
Œillet-mignardise.  —  Enfantillage. 
Olivier.  —  Paix. 
Onagre.  —  Inconstance. 
Oplirise-araignée.  —  Adresse. 


Oplirise-mouclie.  — Erreur. 
Orangci'.  —  Générosité. 
Ornilho^ale.  —  Paresse. 
Ornilliogale  pyramidale.  — Pureté. 
Orobranclie  majeure.  —  Union. 
Ortie.  —  Cruauté. 
Osmonde.  —  Rêverie. 
Oxalide-alleluia.  —  Joie. 


Pâquerette  double.  —  Affection. 
Pâquerette  simple.  —  Innocence. 


Passiflore.  —  Croyance. 
Patience.  —  Patience. 


52 


LES  FLKURS  ANIMÉES 


Pavot  blanc  — Sommeil  du  cœur. 
Pavot  coquelicot.  —  Deauté  éphémère. 
Pensée.  —  Pensée. 
Perce-neige.  —  Consolation. 
Persil.  —  Festin. 
Pervenche.  —  Doux  souvenir. 
Peuplier  blanc,  —  Temps. 
Peuplier  noir.  —  Courage. 
Peuplier  tremble.  —  Gémissement. 
Ph^alangère.  —  Antidote. 
Pied-d'alouette.  —  Légèreté. 
Pin  —  Hardiesse. 


Pissenlit.  —  Oracle. 
Pivoine  officinale,  —  Honte. 
Plaqueminier.  —  Résistance. 
Platane.  —  Génie. 
Polémoine  bleue,  —  Rupture. 
Polygala.  —  Ermitage. 
Polylric  à  urne.  —  Secret. 
Primevère.  —  Première  jeunesse. 
Prunier.  —  Promesse. 
Prunier  sauvage.  —  Indépendance. 
Pyramidale  bleue.  —  Constance. 
Quintefeuille.  —  Fille  chérie. 


Raquette  figuier  d'Inde.  —  Je  brijle. 
Renoncule  bouton  d'or.  —  Perfidie. 
Renoncule  scélérate.  —  Ingratitude. 
Réséda.  —  Mérite  modeste. 
Romarin.  —  Baume  consolateur. 
Ronce.  —  Envie. 
Rose.  —  Beauté. 
Rose  blanche.  —  Silence. 
Rose  capucine.  —  Éclat. 
Rose  cent-feuilles.  —  Grâces. 
Rose  des  quatre  saisons,    —    Beauté 
toujours  nouvelle. 


Rose  en  bouton,  —  Jeune  tille. 
Rose  jaune.  —  Infidélité. 
Rose  musquée,  —  Beauté  capricieuse. 
Rose    mousseuse.    —    Amour    volup- 
tueux. 
Rose  panachée.  —  Feu  du  cœur. 
Rose  pompon.  —  Gentillesse. 
Rose  simple.  —  Simplicité. 
Rose  trémière.  —  Fécondité. 
Roseau.  —  Indiscrétion,  musique. 
Rossolis  à  feuilles  rondes.   —  Surprise. 
Rue  sauvage.  —  Mœurs. 


LE  POÈTE  JACOBUS 


53 


Safran.  —  Abus. 

Sainfoin  oscillant.  —  Agitation. 

Salicaire.  —  Prétention. 

Sapin. —  Élévation. 

Sauge.  —  Estime. 

Saule  pleureur.  —  Mélancolie. 

Sensilive.  —  Pudeur. 

Seringa.  —  Amour  fraternel. 

Silénée  fleur  de  nuit.  —  Nuit. 


Soleil  ou    hélianthe.    —    Fausses  ri- 
chesses. 
Souci  commun.  — Peine. 
Souci  pluvial.  —  Présage. 
Spirée  ulmaire.  —  Inutilité. 
Staticée  maritime.  —  Sympathie. 
Stramoine.  —  Déguisement. 
Stramoine  fastueuse.  —  Soupçon. 
Syringa.  —  Amous  fraternel. 


Tame  commun.  — Appui. 
Thym.  —  Activité. 
Tigridie.  —  Cruauté. 
Tilleul.  —  Amour  conjugal. 
Troène.  —  Défense. 
Tubéreuse.  — Volupté. 
Tulipe.  —  Déclaration  d'amour. 
TuUpe  vierge.  —  Début  littéraire. 


Tussilage  odorant.  —  Justice. 
Valériane  rouge.  —  Facilité. 
Véronique  élégante .  —  Fidélité. 
Verveine.  —  Enchantement. 
Vigne.  — Ivresse. 
Violette  blanche.  —  Candeur. 
Violette  odorante.  —  Modestie. 
Zéphyranthe.  —  Douces  caresses. 


Le  poète  passa  le  reste  de  la  nuit  dans  son  fauteuil.  11  rêva 
qu'on  le  couronnait  au  Capitole,  et  qu'il  marchait  revêtu  d'une 
robe  flottante,  tenant  à  la  main  une  lyre  d'or. 


En  se   réveillant,   la  première  personne  qu'il  vit  fut  la 


«4  Li:S   FLEURS  ANIMEES 

Pcnsro,  qui  lui  souriait.  11  lui  raconta  ce  qui  lui  était  arrivé, 
lui  demandant  s'il  n'était  pas  le  jouet  d'un  songe,  et  si  les 
fleurs  pouvaient  parler. 

—  C'est  moi  qui  te  parlais  en  elles,  répondit  la  Pensée. 
Désormais  tu  vas  dépasser  tes  rivaux;  les  secrets  que  je 
t'ai  révélés,  et  que  nul  n'a  connus  avant  toi,  feront  la  source 
de  toute  poésie. 

Jacobus  baisa  la  main  de  la  Pensée,  et  lui  demanda  la  per- 
mission de  relire  les  fragments  écrits  pendant  la  nuit. 

A  peine  eut-il  terminé  sa  lecture  qu'il  froissa  le  manuscrit 
entre  ses  mains  et  le  jeta  à  la  tête  de  la  Pensée. 

—  Malheureuse!  s'écria-t-il,  c'est  ainsi  que  vous  recon- 
naissez mon  hospitalité!  Que  voulez-vous  que  je  fasse  de 
toutes  ces  fariboles?  Mais  c'est  tout  bonnement  le  langage  des 
(leurs  que  vous  m'avez  révélé.  Il  y  a  plus  de  mille  ans  qu'il 
fut  inventé  en  Perse  par  un  académicien  de  Bagdad.  Les  petits 
enfants  me  riraient  au  nez  si  je  leur  parlais  de  ces  balivernes. 
Sachez  que  nous  avons  changé  tout  cela  ;  les  fleurs  ont  main- 
tenant une  autre  signification,  et,  pour  commencer  par  vous, 
je  vous  dirai  que  vous  n'êtes  qu'une  vieille  intrigante  :  vous 
venez  tout  simplement  de  paonsée,  à  cause  de  la  ressemblance 
qui  existe  entre  votre  forme,  vos  couleurs  et  celles  du  paon. 
Il  y  a  très-longtemps  que  les  savants  ont  découvert  votre  ori- 
gine véritable.  Ils  s'occupent  de  décider  maintenant  à  quelle 


LE   POÈTE  JACOBUS  53 

fleur  appartiendra  le  droit  de  représenter  ce  phénomène  de 
l'intelligence  qu'on  appelle  pensée  ;  quant  à  cet  autre  phéno- 
mène de  la  pensée  qu'on  nomme»  souvenir,  nous  avons  pour 
le  personnifier  le  myosotis,  que  tous  les  gens  éclairés  pro- 
noncent vergiss  mein  nicht. 

La  mère  Jacobus,  attirée  par  le  bruit,  et  voyant  de  quoi  il 
s'agissait,  mit  prudemment  de  côté  les  œufs  et  le  café  à  la 
crème  qii'elle  avait  préparés  pour  le  déjeuner  de  la  voyageuse. 
—  Ma  mie,  s'écria-t-elle,  vous  nous  la  baillez  belle  avec  votre 
langage  des  fleurs.  Vous  nous  prenez  pour  des  Picards  ou  des 
Percherons,  que  vous  venez  nous  raconter  de  telles  sornettes. 
Je  vois  que  vous  n'êtes  qu'une  intrigante  qu'il  faut  chasser; 
mais  auparavant,  pour  vous  montrer  qu'on  ne  nous  mystifie 
pas  aussi  facilement  que  vous  le  croyez,  je  vais  vous  narrer 
une  toute  petite  histoire.  Écoutez-moi,  mon  fils,  vous  allez 
enfin  savoir  pourquoi  votre  père  a  eu  le  bout  du  nez  gelé. 

Après  avoir  toussé  et  craché,  la  mère  Jacobus  entama  le 
récit  suivant. 


II 


ou  L'ON  PROUVE  QUE  LE  LANGAGE  DES  FLEURS  PEUT  FAIRE 
PERDRE  LE  BOUT  DU  NEZ  A  UN  HOMME 

J'aimais  Jacobus,   et  Jacobus  m'aimait.   Jeunes  tous   les 
deux,  beaux  tous  les  deux,  sensibles  tous  les  deux,  nous  nous 


56  I.KS  FLKURS  ANIMEES 

('•lions  promis  de  vivre  l'un  poui*  l'autre.  Malheureusement  la 
volonté  do  nos  parents  nous  séparait.  Notre  seule  consolation 
était  de  nous  écrire. 

Madame  Jacobus  poussa  un  soupir,  puis  elle  reprit  son 
récit  : 

0  ma  bien-aimée!  me  dit  un  jour  Jacobus,  nous  sommes 
entourés  de  piég-es  ;  qui  sait  si  on  ne  finira  pas  par  découvrir 
le  creux  du  hêtre  oii  nous  venons'déposer  nos  lettres  d'amour! 
Afin  qu'aucun  œil  indiscret  ne  pénètre  nos  mystères,  je  t'ai 
apporté  ce  petit  livre,  qui  t'enseignera  une  langue  nouvelle 
inconnue  au  vulgaire.  Apprends  à  la  lire,  et  surtout  à  l'écrire 
correctement  ! 

Je  pris  le  livre;  il  était  intitulé  :  Cours  de  langage  des  fleurs, 
en  douze  leçons. 

Avec  quelle  ardeur  je  me  livrai  à  cette  étude  !  La  langue 
des  fleurs,  à  vrai  dire,  ne  semble  pas  très-difficile  au  premier 
abord  :  le  verbe  n'a  que  trois  personnes,  la  première,  la  se- 
conde et  la  troisième,  jV,  lu,  il. 

Voici  comment  il  se  conjugue  : 

«  J'aime.  On  présente  la  fleur  de  la  main  droite  et  hori- 
zontalement. 

«  Tu  aimes.  Même  fleur,  de  la  même  main,  mais  penchée 
à  gauche. 


LE  POÈTE  JACOBUS  57 

((  Il  aime.  Môme  fleur  présentée  de  la  main  gauche. 

«  Deux  fleurs  indiquent  le  pluriel.  Une  fleur  renversée,  la 
négation.  Ainsi,  un  asphodèle  jaune,  la  tête  en  bas,  la  tige  en 
l'air,  signifie  :  Je  ne  vous  regrette  pas. 

«  Los  temps  sont  au  nombre  de  trois  :  le  présent,  le  passé, 
le  futur.  Le  présent  s'exprime  en  offrant  la  fleur  à  la  hauteur 
du  cœur;  le  passée  en  la  présentant  le  bras  incliné  vers  la  terre; 
le  fulm\  en  l'élevant  à  la  hauteur  des  yeux. 

«  S'il  s'agit  d'un  substantif  au  lieu  d'un  verbe,  on  conjugue 
la  fleur  avec  un  auxiliaire.  Exemple  :  le  jasmin  est  le  sym- 
bole de  l'amabilité;  offert  droit  et  de  la  main  droite,  il  signifie  : 
Je  vous  trouve  aimable;  penché  à  gauche  et  de  la  main  droite  : 
Vciis  me  trouvez  aimable.  Combien  votre  père,  ô  Jacobus,  était 
jasmin  pour  moi!  » 

L'amour  eut  bientôt  gravé  ces  principes  dans  ma  mémoire. 
L'été,  un  bouquet  placé  sur  mon  sein  lui  indiquait  toutes  mes 
pensées  ;  l'hiver,  quand  les  fleurs  vinrent  à  nous  manquer, 
leur  nom  tracé  sur  le  papier  nous  instruisait  de  la  situation  de 
nos  affaires.  A  cette  époque-liî,  Jacobus  se  préparait  à  faire 
un  voyage  à  Paris,  pourvoir  un  de  ses  oncles  de  qui  dépendait 
notre  union.  Je  me  rappelle  encore  le  billet  qu'il  m'écrivit  à 
cette  occasion  : 

«  L'absinthe  ne  peut  rien  contre  le  véritable  acacia.  Tu  le 
sais,  j'ai  arum  serpentaire  de  l'airelle  myrtille.  Pas  d'adoxa! 


5,S  I.KS   FLEURS  ANIMÉES 

Anrmoiir  lirpalique.    Ion  acaciîi  en  ost  agave.  Éloigne  tout 
aspliotlMc  jaune,  et  songe  à  l'armoise  de  nous  revoir. 

«  Myrte  à  la  hauteur  du  cœur  et  myrte  à  la  hauteur  des  yeux 

for  evcr. 

((  Jacobus.  » 

Je  n'eus  pas  besoin  de  recourir  au  dictionnaire  pour  tra- 
duire immédiatement  ce  billet  : 

((  L'absence  ne  peut  rien  contre  le  véritable  amour.  Tu  le 
sais,  j'ai  horreur  de  la  trahison.  Pas  de  faiblesse!  Aie  de  la 
confiance,  ton  amour  est  en  sûreté.  Éloigne  tout  regret,  et 
songe  au  bonheur  de  nous  revoir. 

«  Je  t'aime  et  t'aimerai  toujours. 

«  Jacobus.  » 

Cette  lettre  tomba  entre  les  mains  de  mon  tuteur,  mais  il 
n'y  vit  que  du  feu. 

Je  bénissais  le  langage  des  fleurs,  et  je  l'étudiais  avec  plus 
d'ardeur  que  jamais,  lorsqu'il  faillit  à  me  priver  d'un  époux, 
o  Jacobus!  et  vous  d'un  père. 

ici  Jacobus  fils  crut  devoir  essuyer  une  larme. 

Quelques  fleurs  ouvrent  leur  corolle  à  une  heure  déterminée 
du  jour,  et  la  referment  à  une  autre  heure  déterminée.  Linnée 
en  a  dressé  le  tableau.  C'est  avec  ce  tableau  qu'on  compte  les 
heures  en  langage  des  fleurs. 


LE  POÈTE  JACOBUS 


HORLOGE     DE     FLORE 


Minuit. 


Une  heure. 


Deux  heures.  , 

Trois  HEURES.  . 
Quatre  heures. 

Cinq  heures  .  , 

Six  heures.  .  . 

Sept  heures  . 

Huit  heures  .  . 

Neuf  heures.  , 

Dix  heures.  .  . 

Onze  heures.  . 


Le  Cactier  ù    grandes 

fleurs. 
Le   Laiteron  de   Lapo- 

iiie. 
Le  Salsifis  jaune. 
La  grande  Dicride. 
La  Cripidedes  toits. 
L'Emérocalle  fauve. 
L'Epervière   frutiqueu- 
Le  Souci  pluvial,     [se. 
Le  Mouron  rouge. 
Le  Souci  jdes  champs. 
La  Ficoïde  napolitaine. 
L'Ornithogale. 


Midi 

L'ne  heure.  .  . 
Deux  heures  .  . 
Trois  heures.  . 

Quatre  heures. 
Cinq  heures  .  . 
Six  heures.  .  . 
Sept  heures  .  . 
Huit  heures  .  . 
Neuf  heures.  . 
Dix  heures.  .  . 
Onze  heures.  . 


La  F'icoïde  glaciale. 
LTEillet  prolifère. 
L'Epervière  piloselle. 
Le    Pissenlit     taraxa 

coïde. 
L'Alysse  alystoïde. 
La  Bflle-de-iuiit. 
Le  Céranium  triste. 
Le  Pavot  ù  tige  nue. 
Le  Liseron  droit. 
Le  Liseron  linéaire. 
L'Hipomée  pourpre. 
Le     Silené     Heur     de 
nuit. 


r 


Je  me  souviens  que  ce  tableau  me  donna  beaucoup  de  peine 
à  apprendre.  Il  en  fut  de  même  des  jours  et  des  mois.  Jacobus 
m'avait  prévenue  qu'en  fait  de  jours  chacun  était  libre  de  se 
faire  un  calendrier  de  fantaisie.  Voici  le  nôtre.  Vous  pouvez 
vous  en  servir,  ajouta-t-elle  en  lançant  un  coup  d'oeil  sardo- 
nique  à  la  Pensée. 

SEMAINE     DE     FLORE 


Lundi Baguenaudier. 

Mardi Boule   de    neige. 

Mercredi.  .  .  .  Epine-vinette. 

Dimanche. 


Jeudi.  .  . 

,  .  Lilas. 

Vendredi.  .  . 

.  Cyprès. 

Samedi.  .  .  . 

.  JoiKiuilIc 

.  .  Cirotlée. 

60 


LES   FLEURS  ANIMÉES 


Poiip  les  mois,  rien  de  plus  simple;  la  nature,  en  faisant 
fleurir  chaque  plante  à  une  époque  fixe  de  l'année,  s'est 
chargée  de  rédiger  cette  partie  du  calendrier. 

CALENDRIER     DE     FLORE 


Janvier Ellébore  noir. 

Février  ....  Dapliné  bois  gentil. 

Mars Soklanello  des  Alpes. 

Avril Tulipe  odorante. 

Mai Spirée  filipeiidule. 

JiiN l'avot-coiiuelieot. 


Juillet.  .  . 

.  .  Chironie  petite  centau- 

Août.  .  .  . 

.  Scabieuse.             [rée 

Septembre.  . 

Cy clame  d'Europe. 

Octobre  .  . 

.  Millepertuis  de  la  Chine 

Novembre  . 

.  Ximénésie  encéléoïde. 

Décembre  . 

.  Lopésie  à  grappe. 

Votre  père  était  de  retour  de  Paris,  et  mon  tuteur  me  tenait 
renfermée.  Je  brûlais  cependant  de  connaître  les  résultats  de 
son  voyage.  Je  séduisis  un  de  mes  gardiens,  et  j'écrivis  la 
lettre  suivante  à  Jacobus  : 

((  Pleine  d'aloès  soccotrin  et  de  balsamine,  il  me  faut  à  tout 
prix  un  balisier.  Mon  tuteur  assure  que  vous  m'avez  livrée  à 
l'anémone;  j'ai  l'aubépine  que  c'est  un  infâme  buglosse. 
Comme  j'ai  souffert  depuis  notre  jasmin  de  Virginie!  Votre 
présence  me  rendra  le  ményanthe.  Nulle  clématite  ne  trou- 
blera plus  notre  orobanche  majeure.  Je  vous  attends  dans  les 
ruines  du  vieux  château,  à  salsifis  jaune  précis.  » 

Ce  qui  veut  dire  : 


«  Je  suis  pleine  d'amertume  et  d'impatience.  Il  me  faut  à 


LE  POÈTE  JACOBUS  61 

tout  prix  un  rendez-vous.  Mon  tuteur  assure  que  vous  m'avez 
livrée  à  l'abandon  ;  j'ai  l'espérance  que  c'est  un  infâme  men- 
songe. Comme  j'ai  souffert  depuis  notre  séparation!  Votre 
présence  me  rendra  le  repos.  Nul  artifice  ne  troublera  plus 
notre  union.  Je  vous  attends  dans  les  ruines  du  vieux  château, 
à  deux  heures  précises.  » 

Je  m'en  souviendrai  toute  ma  vie;  c'était  un  cyprès  d'el- 
lébore noir,  autrement  dit  un  vendredi  du  mois  de  janvier. 

Je  sortis  pour  me  rendre  dans  les  ruines  du  vieux  château, 
où  j'arrivai  un  peu  avant  que  salsifis  jaune,  c'est-à-dire  la 
deuxième  heure,  eût  sonné  au  beffroi.  J'attendis  une  heure, 
deux  heures,  trois  heures,  personne  ne  vint.  J'appelai  Jacobus, 
l'écho  seul  répondit  à  mes  cris.  Voyant  la  nuit  tomber,  je 
rentrai  chez  mon  tuteur,  me  croyant  abandonnée  et  résolue 
d'en  finir  avec  la  vie. 

J'accusais  votre  père  d'infidélité,  ô  Jacobus!  et  la  seule 
coupable  c'était  moi,  ou  plutôt  le  langage  des  fleurs. 

Comme  je  n'avais  pas  sous  la  main  de  poison  assez  subtil, 
je  remis  au  lendemain  mon  suicide.  Heureuse  inspiration  !  car 
le  lendemain  j'appris  que  les  pâtres  de  la  vallée  avaient  trouvé 
à  l'aube  un  homme  gelé  dans  les  ruines  du  vieux  château. 
Cet  homme,  c'était  votre  père. 

Au  lieu  de  lui  dire  :  Je  vous  attends  à  épervière  piloselle. 


02  I^ES   FLEURS  ANIMÉES 

(jui  marque  deux  heures  de  l'après-midi,  je  lui  avais  donné 
rendez -vous  à  salsifis  jaune,  qui  marque  deux  heures  du 
matin. 

Le  langage  des  fleurs  a  manqué  causer  la  mort  de  votre 
père  et  de  votre  mère.  Voilà  oi^i  l'étude  des  langues  peut  nous 
entraîner.  Ceci  vous  explique  pourquoi  votre  père  a  eu  toute 
sa  vie  le  bout  du  nez  gelé,  ce  qui  ne  nous  a  pas  empêchés 
d'être  heureux  et  de  n'avoir  qu'un  enfant. 

Jacobus  fils  se  précipita  en  pleurant  dans  les  bras  de  sa 
mère. 

—  Maintenant  que  je  lui  ai  fait  voir  que  j'en  savais  plus 
qu'elle,  dit  la  bonne  dame  en  regardant  la  Pensée  d'un  air 
menaçant,  laissez-moi  prendre  mon  balai,  que  je  mette  cette 
misérable  à  la  porte. 

Mais  la  Pensée  n'attendit  pas  le  retour  de  la  vieille  ;  elle 
s'était  déjà  esquivée,  consternée  d'apprendre  qu'elle  venait  de 
paonsée. 

Au  lieu  de  représenter  la  plus  noble  des  facultés  humaines, 
la  pauvre  fleur  ne  symbolisait  plus  que  la  beauté  vaine  et 
inutile.  Il  y  avait  là  de  quoi  dégoûter  de  la  terre  une  personne 
moins  délicate  que  la  Pensée. 

Jacobus  eut  une  attaque  de  jaunisse  en  songeant  à  la  mys- 
tification dont  il  avait  été  un  moment  la  victime.  11  cherche 


LR   POETE  JACOBUS 


63 


toujours  ri(k''c  qui  doit  lu  i'aii'c  ininistiv  ou  premier  valet  de 
chambre  du  Roi.  La  France,  qui  attend  depuis  si  longtemps 
un  poème,  sera  obligée  de  se  contenter  encore  de  la  Henriade. 

Le  lecteur  trouvera,  dans  le  courant  de  ce  volume,  les 
éléments  du  langage  dos  fleurs,  parlé  aujourd'hui  par  les 
hommes  de  fantaisie  comme  Jacobus. 


-C-^  x/  \>^>w'  x^  \^ -sy \^  x^  -^'Ny  ^_^^^^_/■  %>"  n 


QaaâSi 


r  r  r 


LA  FLEUR   PREFEREE 


N  aime  les  fleurs,  on  en  préfère  une  à 
toutes  les  autres. 

C'est  la  fleur  du  souvenir,  la  fleur 
de  l'amour,  la  fleur  de  la  jeunesse; 
c'est  celle  qu'on  cueille  aux  premiers 


jours  du  printemps  de  la  vie. 

On  associe  le  nom  et  les  traits  d'une  personne  aimée  à  l'idée 
d'une  fleur  qui  vous  la  rappellera  toujours. 

Pour  les  uns,  c'est  la  rose,  le  jasmin,  le  lilas,  l'héliotrope, 
la  verveine;  pour  les  autres,  la  pervenche,  la  violette  ou  la 

9 


pg  [.ES  FLEURS  ANIMÉES 

pensro.  Pour  tous,  le  souvenir  d'une  femme  est  inséparable 
de  celui  d'une  fleur. 

Le  parfum  de  la  fleur  préférée  donne  une  espèce  d'ivresse 
qui  laisse  la  tète  et  porte  sur  le  cœur. 

Sa  vue  vous  arrache  au  présent;  vous  vivez  dans  le  pass.é, 
vous  revoyez  l'étroit  sentier  où  vous  passiez  tous  les  deux  en 
frôlant  les  buissons  charg-és  de  rosée,  le  ruisseau  qui  reflétait 
son  image;  vous  entendez  sa  voix,  sa  douce  voix,  qui  vous 
appelle. 

D'autres  fois  encore,  vous  vous  dites  :  C'était  la  fleur  qu'ai- 
mait ma  mère,  ou  dont  ma  sœur  se  parait. 

Et  vous  pensez  à  votre  enfance,  à  votre  mère  qui  vous 
reg-arde  d'en  haut,  à  votre  sœur,  si  chaste,  si  pure,  si  belle, 
que  Dieu  la  prit  pour  en  faire  un  de  ses  anges. 

Malheur  à  celui  qui  n'a  pas  senti  ses  yeux  se  mouiller  de 
larmes  à  la  vue  d'une  certaine  fleur  !  Celui-là  n'a  été  ni  un 
enfant  ni  un  jeune  homme;  il  n'a  eu  ni  mère,  ni  sœur,  ni 
fiancée;  il  n'a  jamais  aimé. 

On  porte  la  fleur  préférée  à  sa  boutonnière  ;  on  en  suspend 
un  rameau  au  chevet  de  son  lit.  on  en  envoie  un  bouquet  à 
ses  chers  amis. 

La  fleur  préférée  porte  bonheur. 


GHASEL  «7 

Il  faut  avoir  sa  fleur  sur  la  terre,  et  son  étoile  au  ciel. 

Méfiez-vous  de  ceux  qui  i-iront  de  cette  superstition. 

Ma  fleur  préférée,  c'est  le  jasmin. 

Pendant  qu'il  fleurit,  il  nie  semble  sentir  quelque  chose  de 
vif,  de  doux,  de  pénétrant  au  fond  de  mon  cœur,  une  espèce 
de  bien-être  qui  disparait  quand  le  jasmin  commence  à  se 
flétrir. 

Il  existe  comme  une  union  intime  entre  moi  et  le  jasmin.  11 
est  vrai  qu'il  me  rappelle  tant  de  choses!...  Mais  ce  n'est  pas 
mon  histoire  que  je  veux  vous  raconter,  vous  la  savez,  parce 
que  cette  histoire  est  aussi  la  vôtre. 

Fleur  préférée,  douce  et  charmante  fleur  dont  on  dit  le  nom 
tout  bas,  comme  celui  d'une  femme  aimée,  le  cœur  qui  ne 
subit  plus  ta  mystérieuse  influence  est  un  cœur  flétri  à  jamais. 
11  bat  encore,  mais  il  ne  palpite  plus;  il  vit,  mais  il  a  ces^é 
de  sentir. 

Garde  longtemps  pour  moi  ton  parfum,  garde-le  toujours, 
et  qu'on  grave  ces  mots  sur  ma  tombe  : 

UN    SEUL    AMOUR ,     UNE     SEULE     FLEUR  ! 


f  /mp.r.fft  fà  l 


TABAC 


(uii'nif  r  rroiv>;  lùliU' 


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UNE     MALICE 


LA  FÉE  AUX  FLEURS 


>  ;S">  9  o  ^  C'C  ''C  o- 


ous  avez  sans  doute  entendu  dire  que 
Christophe  Colomb,  débarquant  à  Cuba, 
vers  l'année  1492,  trouva  tous  les  sau- 
vages sur  le  rivage,  un  arc  à  la  main,  la 
pipe  à  la  bouche. 


Le  naturaliste  de  l'expédition  ,  chargé  d'examiner  la 
substance  dont  ces  sauvages  aspiraient  le  parfum,  découvrit 
le  tabac,  qui  ne  portait  pas  encore  ce  nom  ;  il  lui  vient  de  la 
ville  de  Tabngo,  cm  les  cigarettes  naissent  toutes  roulées  sur 
les  plantes. 


70  Li:S   FLEURS  AiMMÉES 

Le  labac  dcM'iiit  s'appclci'  du  nom  du  nalurali^lc  en  (jucs- 
tion  ;  mais  lui  aussi  trouva  son  Anicric  ^'espuc■L'  dans  li'  sieur 
Nicot(Jean),  ambassadeur  de  S.  M.  T.  C.  François  II  auprès 
de  Sébastien,  roi  de  Portugal. 

Les  savants  placent  l'ambassade  du  sieur  ?sicot  (Jean)  dans 
l'annéi'  1560. 

Le  tabac  aurait  donc  été  découvert  vers  la  fin  du  quinzième 
siècle,  et  introduit  en  France  un  siècle  après.  Le  moyen  âge 
a  fumé. 

Les  nez  du  temps  de  Louis  XIII  goûtèrent  les  premiers  les 
inefîables  douceurs  du  tabac  à  priser.  La  tabatière  de  Marion 
Delorme  fit  sensation   en  son  temps.  J'aime  à  croire   qu'on 
l'a  conservée  au  musée  Du  Sommerard. 

M.  de  La  Rochefoucauld  excellait  dans  l'art  do  faire  tourner 
une  tabatière  entre  ses  doigts  et  de  la  glisser  ensuite  dans  la 
poche  de  son  gilet,  geste  qu'imitèrent  depuis  avec  tant  de 
bonheur  les  premiers  rôles  de  la  Comédie-Française.  C'est 
en  prisant  que  M.  de  La  Rochefoucauld  écrivit  ses  Maximes. 

Avec  ces  quelques  détails,  vous  en  savez  assez  pour  vous 
faire  une  réputation  d'érudit  dans  le  monde  ;  c'est  pour  cela 
que  nous  vous  les  avons  donnés,  car.  pour  notre  part,  nous 
ne  les  tenons  nullement  pour  authentiques. 


Nous  assignons  au  tabac  une  origine  entièrement  différente. 


UNE  MAIJCE  7i 

Que  Jean  Nicot  ait  fait  honimag"e,  à  son  retour  de  Portugal, 
d'une  livre  de  tabac  à  Catherine  de  Médicis,  ce  qui  fil  sur- 
nommer cette  plante  herbe  à  la  reine  ; 

Que  le  cardinal  Sainte-Croix  et  le  légat  Tornabone  aient 
introduit  le  tabac  en  Italie,  sous  le  double  pseudonyme  à" herbe 
de  Sainle-Croix  et  de  Tornabone  ; 

Que  le  tabac  ait  été  traité  de  poison,  et  porté  ensuite  aux 
nues  sous  le  nom  de  panacée  antarctique,  d'herbe  sainte,  d'herbe 
à  ions  les  maux; 

Qu'on  l'ait  appelé  buglosse,  jusquiame  du  Pérou  ; 

Que,  vers  1696,  les  consommateurs,  qui  avaient  lu  la 
Botanique  de  M.  de  Tournefort,  allassent  dans  les  bureaux 
de  tabac  demander  pour  deux  sous  trois  deniers  de  nicotiane  ; 

Tout  cela  est  fort  possible. 

Que  le  roi  Jacques  I"  ait  écrit,  en  1619,  un  livre  contre  le 
tabac,  intitulé  Misocapnos,  auquel  les  jésuites  du  Portugal  ré- 
pondirent par  un  autre  livre  intitulé  Anti- Misocapnos  ; 

Qu'en  1622,  Néandri  ait  publié  la  Tabacologia;  en  1628, 
Raphaël  Thorius,  son  poème  Ihjmnus  tabaci,  et  qu'en  1845, 
Barthélémy  ait  fait  paraître  son  Art  de  fumer  ; 

Que  le  pape  Urbain  VIII  ait  lancé  les  foudres  de  l'excom- 
munication contre  tous  ceux  qui  feraient  usage  du  tabac; 


72  LKS   FLEURS  ANIMÉES 

Oiic  l.i  l'ciiic  Filis<il)('tli  ait  défendu  de  priser  dans  les  églises, 
et  auloi'isé  les  bedeaux  à  confisquer  les  labatières  récalci- 
trantes ; 

(Jue  le  scliali  de  Perse,  Amurat  IV  et  le  grand-duc  de  Mos- 
covie  aient  interdit  l'habitude  de  fumer  et  de  priser,  sous 
peine  d'avoir  le  nez  coupé; 

Qu'aujourd'hui,  enfin,  le  tabac  rapporte  à  l'Etat,  malgré  le 
Msucnpiios,  l'excommunication  d'Urbain  VIII  et  les  édits 
d'Amurat,  plus  de  cent  millions  par  année; 

Tout  cela  peut  être  de  l'histoire  ;  mais  la  vérité  est  que  la 
Fée  aux  Fleurs  ne  pouvait  se  consoler  du  départ  de  ses  com- 
pagnes. 

Dans  sa  douleur,  elle  cherchait  à  leur  jouer  quelque  bon 
tour  de  sa  façon. 

Les  fleurs,  se  dit-elle,  sont  devenues  femmes.  Comme 
telles,  les  hommages  des  hommes  leur  sont  nécessaires.  Elles 
se  dégoûteraient  bien  vite  de  la  terre,, si  je  trouvais  un  moyen 
de  les  leur  enlever. 

Elle  songea  alors  à  un  Génie  jeune,  beau,  brillant;  Génie 
à  bonnes  fortunes,  s'il  en  fut  jamais,  qui  avait  renoncé  tout 
à  coup  au  commerce  des  fées,  et  s'était  retiré  dans  sa  grotte 
pour  se  livrer  tout  entier  au  plaisir  de  fumer. 

Il  avait  la  plus  belle  collection  de  pipes  qu'il  fût  possible 


UNE  MALICE  73 

de  voir.  Tantôt  il  fumait  dans  une  perle,  tantôt  dans  une  rine- 
raudc  taillée,  tantôt  dans  une  noix  d'oi'  vierge.  Il  av:iit  un  ta- 
lent particulier  pour  communiquer  aux  pipes  celle  teinte 
chaude  et  foncée,  cette  espèce  de  cuisson  dorée  qui  en  rehausse 
tant  la  valeur.  Rien  ne  résistait  à  ses  aspirations  savantes  et 
mesurées.  Pour  nous  servir  du  langage  vulgaire,  nous  dirons 
que  le  Génie  était  parvenu  à  culotter  le  diamant. 

Qu'est-ce  que  la  femme  en  Orient,  dans  les  pays  oh  l'on 
fume  l'opium?  Un  jouet,  rien  de  plus.  Les  hommes,  perdus 
dans  les  délices  infinies  de  l'ivresse,  ne  songent  pas  aux 
femmes,  ou  s'ils  s'en  occupent,  c'est  pour  en  faire  le  jouet  de 
leurs  bizarres  caprices.  La  Chinoise  n'a  plus  de  pieds,  son 
teint  disparaît  sous  une  couche  de  plâtre,  on  lui  rase  les  sour- 
cils; c'est  un  animal  curieux,  une  image  de  paravent  vivante 
dont  le  maître  s'amuse  entre  deux  extases.  L'opium  n'est 
point  approprié  au  climat  de  l'Europe,  se  dit  la  Fée  aux 
Fleurs,  remplaçons-le  par  le  tabac. 

En  apprenant  aux  hommes  à  fumer,  ils  feront  comme  le 
Génie,  ils  s'éloigneront  des  femmes.  J'ai  trouvé  ma  vengeance. 
Et  le  tabac  fut  inventé. 

Nous  ne  savons  pas  quels  moyens  elle  employa  pour  ré- 
véler les  vertus  de  cette  plante  à  la  terre;  si  elle  se  servit  de 
l'intermédiaire  des  habitants  de  Cuba  et  de  Jean  Nicot.  Ce 
qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'il  n'existe  pas  une  femme  au- 
jourd'hui qui  n'ait  à  se  plaindre  du  tabac. 

10 


74  LKS   FLEURS   AMMliKS 

Lo  mari  drscrtc  1(>  min  du  f(Mi  ol  al)an(lonno  sa  fomnie  pour 
aller  riiincr  au  cercle  ou  à  l'estaminet. 

Les  causeries  de  salon  sont  d^'laissées,  tant  les  hommes  ont 
Iiàte  de  rejoindre  cet  ami  qui  les  altend  à  la  porte  de  l'hôtel, 
le  cig'are. 

Si  le  moment  des  reproches  arrive  entre  un  amant  et  une 
maîtresse,  la  malheureuse  n'a  plus  la  ressource  des  longues 
récriminations,  des  accusations  amères.  Qu'elle  parle  pour- 
tant, on  l'écoutera  avec  patience  et  résignation  :  on  vient  d'al- 
lumer un  cig'are. 

Voyez  ce  jeune  homme  qui  se  promène  rêveusement  sous 
les  arbres  ;  est-ce  le  portrait  de  sa  bien-aimée  qu'il  tient 
entre  ses  mains,  et  qu'il  contemple  si  amoureusement?  — 
C'est  son  porte-cigares. 

Il  est  vrai  que  peut-être  elle  le  lui  a  brodé.  C'est  le  seul 
souvenir  qu'on  accepte  aujourd'hui. 

Le  tabac  est  le  dieu  de  l'humanité.  Si  jamais  le  rêve  des 
utopistes  se  réalise,  si  les  nations  de  l'Europe  finissent  par  ne 
plus  former  qu'une  seule  famille,  voici  à  coup  sûr  quelles  se- 
ront les  armoiries  adoptées  par  la  société  nouvelle  :  Une  tige 
de  tabac  étendant  ses  racines  sur  une  mappemonde  écartelée 
de  pipes,  portant  de  cigares  sur  champ  de  blagues  aunarguilé 
embrasé. 

Un  moment  la  Fée  aux  Fleurs  put  croire  à  la  réussite  de  son 


UNE  MALICE 


75 


entreprise  :  les  femmes  étaient  complètement  délaissées,  leur 
empire  avait  cessé  d'exister.  Ouelques  maris  parlaient  même 
déjà  d'enfermer  leurs  femmes  dans  un  sérail,  de  leur  dislo- 
quer les  pieds,  de  leur  percer  le  nez  avec  des  os  de  poisson, 
et  de  les  peindre  en  bleu. 

Mais  les  femmes  ont  conjuré  l'orage,  et  leur  abaissement 
n'a  pas  été  de  longue  durée  ;  elles  ont  bien  vite  trouvé  un 
moyen  de  reconquérir  l'homme  :  elles  se  sont  mises  à  fumer. 

La  Fée  aux  Fleurs,  si  elle  veut  parvenir  à  son  but,  doit 
songer  à  faire  mouvoir  d'autres  ficelles. 


LIED 


LA   FLEUR   DU    PAYS 


'^^^-^      iiAQUE  pays  a  sa  fleur.  La  Bretagne  a  le  ge- 
nêt ;  l'Auvergne,  la  lavande;  la  Normandie, 
^    la  fleur  étoilée  du  pommier;  le  lis  se  plaît 
dans  les  vallons  de  la  Touraine;  les  prés  du 
Languedoc  sont  émaillés   des   plus  belles 
'^■^  marguerites,  et  les  ruisseaux  du  Berrr  sont 

bordés  des  muguets  les  plus  frais. 

Connaissez-vous  la  cassie?  C'est  la  fleur  de  la  Provence,  la 
fleur  de  mon  pays. 

Sa  feuille  est  découpée  comme  une  dentelle  ;  elle  fleurit  à 
l'automne  sur  un  buisson  épineux.  Quand  les  roses  se  sont 


78  LES   FLELRS  ANIMEES 

faiircs.  quand  lo  chèvrefeuille  n'a  plus  de  fleurs,  quand  le 
grenadier  inodo)-e  arbore  ses  aigrettes  éclatantes,  la  cassie 
répand  son  parfum  pénétrant. 

Sa  tige  est  si  courte  qu'on  n'en  peut  faire  des  bouquets;  les 
jeunes  filles  la  tiennent  entre  leurs  lèvres  vermeilles,  sur  les- 
quelles elle  brille  comme  une  petite  boule  d'or. 

Envoyant  la  fleur  du  pays,  l'exilé  songe  au  retour,  et,  en 
aspirant  son  parfum,  il  croit  un  moment  sentir  les  brises  de 
la  terre  natale. 

J'ai  vu  des  lis  fleurir  sur  la  rive  étrangère  :  chaque  fois 
que  le  vent  courbait  leur  haute  tige,  il  me  semblait  qu'ils  in- 
clinaient leur  tète  pour  saluer  un  compatriote,  un  ami. 

Pauvres  lis!  je  les  trouvais  plus  penchés,  leur  calice  pâle 
était  mouillé  de  larmes;  on  eût  dit  qu'ils  regrettaient  la  France 
ainsi  que  moi. 

Comme  en  entendant  les  cloches  du  lieu  natal,  ou  le  refrain 
d'une  mélodie  qu'on  vous  chantait  dans  votre  enfance,  on 
pleure  à  la  vue  de  la  fleur  du  pays  ! 

Elle  vous  regarde,  elle  vous  reconnaît,  elle  vous  parle  :  Je 
suis  ta  sœur,  ramène-moi  sur  la  colline,  dans  le  vallon,  au 
milieu  des  prés,  sur  les  bords  du  ruisseau  oii  je  suis  née. 

Là,  les  vents  sont  plus  doux,  l'onde  plus  fraîche,  les  bois 


LA   FLEUR  DU  PAYS  7'J 

plus  murmuranls,  le  chant  des  oiseaux  plus  harmonieux.  Je 
languis  loin  de  la  patrie  ;  emmène-moi,  emmène-moi  ! 

Voilà  ce  que  dit  la  Heur  du  pays. 

Heureux  ceux  qui  la  trouvent  sur  leur  passage,  car  c'est  la 
voix  consolante  du  souvenir  qui  vous  parle  dans  sa  corolle 
parfumée. 

Le  g"enêt  d'or,  la  lavande  à  l'épi  bleuâtre,  le  lis  penché,  les 
blanches  marguerites,  les  muguets  frais  et  odorants  croissent 
dans  bien  des  lieux  ;  mais  il  est  une  fleur  qu'on  ne  trouve 
qu'en  Provence  :  c'est  la  cassie,  la  fleur  de  mon  pays. 


TTLIPE 


'-/^  ^  \y  K/~\y  \y\j'  \ 


LA  SULTANE  TULIPIA 


LE     REVE     DE     VAN     CLIPP 


ORTANT  une  riche  carg-aison  de  denrées 
coloniales,  sucre,  café,  indigo,  épices  de 
tous  les  g-enres,  le  navire  de  mein  heer 
Van  Glipp  filait  ses  douze  nœuds  à  l'heure. 


Tout  présageait  un  heureux  voyage. 
Assis  à  ia  proue,  le  digne  armateur  fumait  tranquillement  sa 
pipe,  en  songeant  au  moment  oii  il  re verrait  sa  petite  maison 
de  Harlem,  si  propre  et  si  reluisante,  son  jardin  si  coquette- 
ment ratisse,  et  surtout  ses  chères  tulipes. 

Il 


82  LES  FLEURS  ANIMÉES 

Mein  liccr  Van  Clipp  avait  versé  des  larmes  bien  amères, 
quand  il  lui  avait  fallu  quitter  ses  fleurs  de  prédilection.  La 
mort  d'un  frère,  dont  il  était  l'unique  héritier,  l'avait  conduit 
à  Java.  La  succession  liquidée,  il  revenait  dans  sa  patrie  avec 
sa  fille,  l'incomparable  Tulipia.  Son  père  avait  voulu  que  la 
plus  belle  des  filles  portât  le  nom  de  la  plus  belle  des  fleurs. 
Elle  le  justifiait,  du  reste,  d'une  façon  complète;  car  si  ses 
couleurs  fraîches  et  éclatantes,  son  port  majestueux,  excitaient 
l'admiration,  elle  manquait  de  cette  vivacité,  de  cette  ardeur 
d'esprit  et  de  corps  qui  forme  la  g-râce  la  plus  séduisante  de 
la  jeunesse  :  la  tulipe  n'avait  pas  de  parfum. 

Tout  en  fumant  sa  pipe,  Yan  Clipp  repassait  dans  son  esprit 
tous  les  plaisirs  qui  l'attendaient  en  Hollande.  D'abord,  les 
embellissements  à  faire  à  sa  serre,  sa  collection  de  tulipes  à 
augmenter;  oh  !  pour  cela,  aucun  sacrifice  ne  devait  lui  coûter; 
puis,  mettant  à  profit  ses  loisirs,  il  terminait  son  grand  ou- 
vrage sur  les  tulipes,  contenant  l'histoire  de  cette  fleur  depuis 
la  création  du  monde  jusqu'à  nos  jours. 

La  matière  était  féconde,  et  Van  Clipp  en  avait  déjà  traité 
une  partie.  Il  apprenait  d'abord  comment  on  donne  à  la  tulipe 
toutes  les  nuances  du  prisme,  depuis  la  couleur  la  plus  tran- 
chée jusqu'au  reflet  le  plus  indécis;  comment  on  en  obtient 
de  tachetées  ;  comment  les  unes  naissent  mouchetées,  cou- 
pées de  zébrures,  semées  de  flammes  et  de  broderies;  les  au- 
tres, fouettées  de  vingt  nuances,  jaspées,  panachées,  paran- 
gonnées,  couvertes  de  petits  yeux. 


LA  SULTANE  TLLIPIA  83 

Passant  ensuite  à  l'histoire,  Van  Clipp  racontait  les  mesures 
sévères  adoptées  par  les  états  généraux  pour  interdire  à  tout 
Hollandais,  sous  peine  d'exil  et  de  confiscation  de  ses  biens, 
le  commerce  des  tulipes. 

11  est  vrai  que  le  goût  des  tulipes  avait  été  poussé  jusqu'à  la 
folie.  Tout  l'argent  du  pays  s'engloutissait  dans  des  pots  à 
fleurs.  Le  Vice-Roi  avait  coûté  trente-six  sacs  de  blé,  soixante- 
douze  sacs  de  riz,  quatre  bœufs  gras,  douze  brebis,  huit  porcs, 
deux  muids  de  vin,  quatre  tonneaux  de  bière,  deux  tonnes 
de  beurre  salé,  cent  livres  de  fromage  et  un  grand  vase  d'ar- 
gent. Dixognons  de  tulipes,  vendus  aux  enchères  publiques, 
avaient  produit  quatre-vingt  mille  francs.  Un  amateur  offrit 
douze  arpents  de  terre  pour  un  seul  petit  ognon.  Un  paysan, 
trouvant  sur  le  secrétaire  de  son  maître  quelques  ognons  de 
tulipes,  les  mit  en  salade,  croyant  qu'il  s'agissait  d'ognons  or- 
dinaires :  cette  salade  valait  cent  mille  francs. 

Il  parlait  de  l'influence  de  la  tulipe  sur  tous  les  peuples 
en  général,  et  sur  les  Turcs  en  particulier,  qui  ont  eu  le 
bon  goût  d'emprunter  la  forme  de  cette  fleur  pour  leur 
coiffure. 

Un  chapitre  tout  entier  était  consacré  à  la  description  de  la 
Fêle  des  Tulipes,  qui  se  célèbre  chaque  année  avec  une  grande 
pompe,  au  commencement  du  printemps,  dans  le  sérail  du 
Grand  Seigneur.  Le  tout  était  écrit  en  latin,  comme  il  con- 
vient à  un  livre  de  cette  importance  et  de  cette  gravité. 


84  LES  FLEURS  ANIMÉES 

Pendant  que  son  père  rêvait  ainsi  à  la  félicité  future,  la 
belle  Tulipia  dormait  dans  son  hamac. 

Yan  Clipp  allait  allumer  sa  seconde  pipe,  lorsqu'une  vio- 
lente détonation  se  fit  entendre,  et  un  boulet  vint  se  loger 
dans  les  sabords. 

—  Qu'est-ce  que  cela  signifie?  demanda  Van  Clipp. 

—  Cela  signifie,  répondit  le  capitaine,  que  nous  sommes 
attaqués  par  un  corsaire  barbaresque. 

—  Il  faut  nous  défendre. 

—  Avec  quoi  ?  avec  cette  longue  vue  ? 

Un  second  coup  de  canon  partit,  et  un  second  boulet  coupa 
en  deux  le  mât  de  perroquet. 

Le  capitaine  donna  ordre  d'amener  le  pavillon. 

En  une  heure  de  temps.  Van  Clipp,  sa  fille,  la  belle  Tulipia, 
son  sucre,  son  café,  son  indigo,  ses  épices,  passèrent  à  bord 
du  corsaire.  Un  mois  après,  le  digne  Hollandais  bêchait  le 
jardin  d'un  vieux  Turc,  qui,  en  guise  de  tulipes,  lui  faisait 
cultiver  des  choux  et  des  navets.  Sa  fille  avait  été  réservée 
pour  le  harem  du  sultan. 


LA  SULTANE  TULIPIA  85 


II 


LE     HAREM 

Le  sultan  Shahabaam,  dévisageant,  pour  la  première  fois, 
la  belle  Tulipia  de  son  regard  d'aigle,  s'écria  tout  de  suite  : 
C'est  une  Gircassienne  ! 

En  conséquence,  il  la  nomma  sultane  favorite. 

Ce  poste  était  brillant,  mais  glissant  en  diable  avec  un 
prince  aussi  fantasque,  aussi  capricieux,  aussi  avide  de  plai- 
sirs que  le  sultan  Shahabaam. 

Aussi,  le  crédit  de  Tulipia,  qui  d'abord  fut  sans  borne, 
baissa-t-il  peu  à  peu.  Shahabaam  commença  par  lui  préférer 
un  ours,  puis  des  poissons  rouges.  Au  bout  de  trois  mois,  il 
n'était  question  au  sérail  que  de  la  promotion  prochaine  d'une 
actrice  des  Variétés,  captive  depuis  peu,  au  grade  de  sultane 
favorite. 

Si  Tulipia  avait  eu  autant  d'ambition  que  de  beauté,  elle 
eût  longtemps  conservé  sa  puissance  ;  mais  elle  était  noncha- 
lante, son  esprit  manquait  de  mouvement  ;  elle  ne  savait  ni 
chanter,  ni  danser,  ni  faire  des  calembours,  ni  deviner  des 
rébus,  ce  qui  était  un  grave  défaut  aux  yeux  d'un  maître 
aussi  subtil  que  Shahabaam. 


80  LES  FLEURS  ANIMÉES 

Les  appartements  de  la  sultane  favorite  donnaient  sur  un 
magnifique  jardin.  Les  persiennes  ouvertes  laissaient  parvenir 
la  fraîcheur  de  la  brise,  qui  se  jouait  dans  les  stores  aux 
reflets  éclatants.  Tulipia,  couchée  sur  son  ottomane,  versait 
des  larmes,  et  prononçait  le  discours  suivant  en  phrases  en- 
trecoupées : 

—  Pourquoi  faut-il  que  le  sort  m'ait  donné  pour  maître  un 
sultan  aussi  spirituel  que  Shahabaam.  Je  suis  belle,  mais  voilà 
tout.  La  Tulipe  n'a  pas  d'autres  avantages  que  la  figure. 
J'avais  déjà  si  bien  choisi  mon  existence  une  première  fois. 
J'ai  voulu  vivre  et  je  me  suis  faite  Hollandaise.  Il  semblait 
que  le  hasard  eût  pris  à  tâche  de  me  favoriser  encore  en  me 
faisant  tomber  entre  les  mains  d'un  corsaire  barbaresque. 
N'avais-je  point,  en  effet,  toutes  les  qualités  d'une  odalisque, 
dont  tous  les  devoirs  se  résument  dans  ces  deux  mots  : 
Plaisir,  beauté!  Comme  tout  cela  a  mal  tourné  !  Quelqu'une 
de  vous  connaît-elle  la  rivale  que  Shahabaam  me  préfère? 

La  Tulipe  s'adressait  à  un  groupe  de  femmes  assises  sur  un 
tapis  à  ses  pieds. 

Comme  le  lecteur  clairvoyant  n'aura  pas  manqué  de  le 
deviner,  ces  femmes  étaient  autant  de  fleurs  qui  avaient 
choisi  le  sérail  pour  y  fixer  leur  résidence  :  les  unes,  comme 
la  Tubéreuse  et  la  Capucine,  par  suite  de  leur  nature  ardente 
et  voluptueuse  ;  les  autres  par  insouciance,  comme  l'Hortensia 
et  la  Boule-de-Neige. 


LA  SULTANE   TULIPIA  87 

—  Tu  as  affaire  à  forte  partie,  ma  chère  Tulipe,  répondit 
la  Capucine  :  cette  actrice  des  Variétés  n'est  autre  que  notre 
sœur  la  Rose-Pompon,  dont  vous  connaissez  la  spirituelle 
gentillesse. 

Je  suis  perdue  !  s'écria  douloureusement  la  Tulipe.  Avec 
tout  autre  que  Shahabaam,  je  n'hésiterais  pas  à  combattre  la 
Rose-Pompon  ;  mais  avec  lui,  c'est  impossible  ! 


III 


SULTAN     SHAHABAAM 

Le  sultan  Shahabaam,  qui  devait,  quelques  années  plus 
tard,  étonner  les  Parisiens  par  la  force  de  ses  reparties  et  la 
profondeur  de  son  esprit,  sortait  à  peine,  à  cette  époque,  de 
lajpremière  jeunesse.  Aussi  bon  administrateur  qu'habile  po- 
litique, sa  maxime  favorite  était  celle-ci  :  Fais  ce  qui  te  plaît, 
advienne  que  pourra. 

Après  la  passion  d'assurer  le  bonheur  de  son  peuple, 
Shahabaam  n'avait  pas  de  distraction  plus  g-rande  que  celle 
de  faire  des  ronds  en  crachant  du  haut  des  créneaux  de  son 
palais  dans  la  mer.  Il  tenait  ce  goût  de  son  aïeul  Shaha- 
baam I",  dit  le  Grand. 

Un  jour  il  fit  cette  réflexion,  qu'un  objet  plus  lourd  qu'un 


88  LI-S  FLEURS  ANIMEES 

peu  de  salive  ferait,  en  tombant  dans  la  mer,  un  rond  plus 
g-rand,  et,  par  conséquent,  plus  agréable  à  l'œil.  Il  cliercha 
quel  objet  il  pouvait  choisir  pour  cet  usage,  et,  insensible- 
ment, ses  idées  se  reportèrent  sur  la  sultane  favorite. 

—  Décidément,  se  dit-il,  cette  Tulipia  est  béte  comme  une 
oie  ;  oui  et  non,  voilà  tout  ce  qu'on  en  peut  tirer.  Une  femme 
sans  esprit  est  comme  une  fleur  sans  parfum,  ainsi  que  je  l'ai 
dit  dans  la  dernière  séance  du  conseil  d'État.  Il  me  faut 
une  autre  sultane  favorite.  D'ailleurs,  je  soupçonne  celle-ci 
d'entretenir  des  relations  avec  un  jeune  Grec.  Je  puis  me 
tromper,  mais  il  me  plaît  de  croire  que  je  ne  me  trompe 
pas  :  cela  suffit. 

Shahabaam  manda  le  chef  des  eunuques,  et  lui  dit  quel- 
ques mots  à  l'oreille. 


IV 


UN     ROND     DANS     LA     MER 

Le  môme  jour  il  y  eut  faite  au  sérail,  pour  célébrer  l 'avè- 
nement de  Rose-Pompon,  la  nouvelle  sultane  favorite.  Dan- 
ses, jeux  de  bague,  tir  à  l'arbalète,  loterie  de  macarons, 
ombres  chinoises,  rien  ne  fut  épargné  pour  rendre  la  fête 
digne  de  celui  qui  la  donnait  et  de  celle  qui  en  était  l'objet. 

Avant  le  coucher  du  soleil,  Shahabaam,  suivi  de  toute  la 


LA  SULTAM']  TLLIPIA 


89 


cour,  monta  sur  la  tour  la  plus  haute  du  palais.  Quatre  escla- 
ves l'attendaient,  tenant  un  sac  de  cuir  dans  lequel  semblait 
se  -mouvoir  une  forme  humaine.  Les  esclaves  balancèrent 
pendant  quelques  minutes  leur  fardeau,  et,  sur  un  signe  du 
maître,  ils  le  lancèrent  par-dessus  les  créneaux. 

Shahabaam  se  pencha  en  dehors  de  la  plate-forme,  suivit 
du  regard  la  chute  du  sac  dans  les  flots,  et,  quand  l'eau  se 
•fut  refermée,  il  se  retira  en  s'écriant  :  Oh  î   le  magnifique 
rond  ! 

Ce  magnifique  rond,  c'était  le  corps  de  l'incomparable 
Tulipia  qui  l'avait  produit  en  tombant  dans  la  mer. 

On  se  raconta  pendant  quelques  jours  l'histoire  de  la  fin 
tragique  de  la  pauvre  sultane,  puis  on  n'en  parla  plus;  per- 
sonne ne  la  regi-etta  :  la  beauté  sans  intelligence  laisse  peu 
de  traces  dans  le  souvenir. 


12 


//  / 


rosh: 


'■Véres  F.lifr 


FRAGMENTS     PRIS    AU     HASARD 


L'ALBUM    DE    LA    ROSE 


-°  -S  !!S:-'^-g>-o< 


EST  par  une  (belle  matinée  de  mai  que  je 
fis  ma  première  apparition  sur  la  terre. 


L'air  était  plein  de  parfums  et  de  doux 
murmures  d'amour  ;  les  feuilles  venaient 
d'éclore,  l'alouette  chantait  dans  un  rayon 
de  soleil,  la  bergeronnette  trottait  le  long-  des  buissons. 


92  LES   n.ElRS  ANniÉES 

Je  jetai  Ic'^  yeux  autour  de  moi  ;  un  frelon  doré  se  roulait 
sur  le  sein  dune  rose  entr'ou verte  à  l'aurore. 

Pauvre  sa'ur  !  me  dis-je,  elle  n'a  pas  osé,  comme  moi. 
briser  son  enveloppe  et  s'élancer  vers  une  nouvelle  vie  ;  elle 
est  condamnée  à  subir  les  embrassements  d'un  insecte  vul- 
gaire ;  ce  soir,  ses  feuilles  souillées  et  flétries  couvriront  le 
sol  autour  d'elle. 

Heureuse  d'être  femme,  je  poursuivis  mon  chemin. 

—  Où  allez-vous  donc  si  matin,  la  jeune  fille  aux  fraîches 
couleurs?  me  dit  un  jeune  paysan.  Etes-vous  la  déesse  de 
Mai  qui  vient  parcourir  ses  domaines  ? 

—  Holà  !  mon  joli  bouton  de  rose,  me  cria  un  beau  cava- 
lier, que  faites-vous  si  tard  sur  la  route?  ?se  voyez-vous  pas 
que  le  soleil  s'est  levé  ?  Ses  rayons  vont  brûler  votre  teint 
vermeil  ;  montez  en  croupe  et  venez  avec  moi  :  le  galop  de 
mon  cheval  est  rapide,  et  le  sentier  qui  mène  à  mon  château 
est  bordé  d'arbres  verts  et  d'aubépines  en  fleur. 

Je  suivis  le  beau  cavalier. 

Temps  heureux  de  ma  jeunesse,  sous  quelles  riantes  cou- 
leurs vous  vous  présentez  à  mon  souvenir  ! 

J'étais  entourée  d'hommages  et  de  flatteries  :  mes  moindres 
désirs  étaient  à  l'instant  satisftiits.  On  me  disait  sur  tous  les 


ALBUM  DE   LA  ROSE  93 

tons  que  j'étais  belle;  vingt  poètes  se  disputaient  l'honneur 
de  m'adresser  des  sonnets.  Je  n'avais  aucun  vo'u  à  former, 
et  pourtant  je  désirais  quelque  chose. 

A  tout  prendre,  je  n'étais  qu'une  reine  champêtre,  régnant 
sur  de  simples  villageois  et  sur  quelques  vieux  littérateurs 
retirés  à  la  campagne.  Il  me  fallait  le  bruit  de  la  ville,  les 
hommages  de  la  cour. 

Une  nuit,  je  quittai  le  château  pour  suivre  furtivement  le 
gouverneur  de  la  province,  nommé  à  une  des  grandes  charg-es 
de  l'État. 

Dire  quelle  sensation  produisit  mon  arrivée  dans  la  capitale, 
est  chose  impossible.  Jamais  rien  de  plus  parfait  ne  s'est  oflert 
à  nos  regards,  disaient  les  courtisans.  Le  roi  demanda  à  me 
voir  et  devint  éperdument  amoureux  de  moi 


Bénie  soit  l'heure  ofi  j'ai  quitté  le  jardin  de  la  fée,  me  di- 
sais-je  souvent;  la  rose  sur  sa  tig-e  reçoit  le  tribut  d'admira- 
tion  universelle,  et  moi,  seule  rose  vivante,  je  lui  dispute  le 
sceptre  de  la  beauté.  Comme  fleur  et  comme  femme,  mon 
amour-propre  goûtait  les  douceurs  d'un  double  triomphe. 

Le  roi  s'épuisait  pour  moi  en  attentions  délicates  ;  il  m'avait 
surnommée  sa  rose  précieuse,  et  institua  dans  le  goût  des  jeux 


9i  LES  FLEURS  ANIMEES 

Olympiques,  sous  le  nom  de  Jeux  de  la  Rose,  un  concours  en 
mon  honneur  pour  déterminer  quelle  était  l'origine  de  cette 
fleur.  Le  vainqueur  devait  recevoir  une  couronne  de  mes 
mains  et  un  baiser  de  mes  lèvres. 

La  valeur  de  la  récompense  à  mériter  mit  le  feu  à  toutes  les 
imaginations  de  l'empire.  Plus  de  six  cents  poètes  se  présen- 
tèrent au  concours. 

Un  premier  poète  s'avança  et  se  mit  à  chanter  l'epibarras 
de  la  terre  au  moment  où  Vénus  sortit  de  l'écume  des  flots. 
Comment  orner  le  front  d'une  aussi  belle  créature  !  La  terre 
fit  naître  la  rose,  et  le  problème  fut  résolu. 

Un  second  poète  raconta  comment  la  rose  s'échappa  du  sein 
de  l'Aurore  jouant  avec  le  jeune  Tithon. 

Ce  n'est  point  la  terre,  ce  n'est  point  l'aurore,  c'est  une 
déesse  qui  nous  a  donné  la  rose,  s'écria  un  troisième  poète. 
Voici  son  origine,  et  il  chanta  les  strophes  suivantes  en  s'ac- 
compagnant  de  la  lyre  à  trois  cordes  : 

I 

De  toutes  les  jeunes  filles  de  Corintlie,  la  plus  belle  est  Rodante.  Junon  n'a 
pas  une  démarche  plus  noble,  et  son  teint  est  plus  blanc  que  le  plumage  même 
des  colombes  de  Vénus. 

II 

Mais  Rodante  est  insensible  à  l'amour,  elle  s'est  consacrée  à  Diane. 


ALBUM   UE  LA   ROSE  9o 


m 

Cependant  les  plus  beaux  et  les  plus  riches  jeunes  gens  de  Corintlie  n'ont 
point  renoncé  à  l'espoir  de  toucher  son  cœur;  ils  suspendent  des  guirlandes  de 
fleurs  à  sa  porte,  et  font  des  sacrifices  à  Cupidon  pour  qu'il  la  rende  moins  cruelle. 


IV 

Un  jour  Criton,  fils  de  Cléobule,  et  l'ardent  Clésiphon  rencontrent  Rodante  et 
la  poursuivent  jusque  dans  le  temple  de  Diane,  où  elle  s'est  réfugiée.  Rodante  ap- 
pelle le  peuple  à  son  secours;  il  arrive,  et  la  voyant  si  belle,  si  noble,  si  pudique, 
la  foule  s'écrie  :  C'est  Diane  elle-même,  c'est  la  chaste  déesse  !  adorons-la  et  pla- 
çons-la sur  le  piédestal. 


Rodante  pria   Diane  d'empêcher  cette  profanation.  La  déesse,  touchée  de  ses 
larmes,  la  changea  en  rose'. 

VI 

Depuis  ce  jour,  les  Corinthiens  vouèrent  aux  roses  un  culte  particulier,  et 
prirent  pour  symbole  de  leur  ville  une  jeune  fille  au  front  couronné  de  roses. 


Il  dit,  et  un  murmure  d'approbation  succéda  à  son  chant. 
D'autres  poètes  se  présentèrent  ensuite. 

L'un  parla  du  désespoir  de  Vénus  à  la  mort  d'Adonis.  Elle 
couvre  de  ses  larmes  le  corps  du  beau  chasseur;  elle  veut  le 
rappeler  à  la  vie.  Efforts  inutiles  :  l'arrêt  de  Jupiter  est  irré- 
vocable. Du  moins,  s'écrie  la  déesse,  que  son  sang-  n'ait  point 

1.  ïlosé,  en  grec,  rodon. 


96  LES  FLELKS   AMMKES 

coulé  inutilement,  et  que  de  la  terre  rougie  sortent  des  touffes 
de  roses  comme  pour  eiiibaiiincr  le  cadavre  d'Adonis. 

L'autre  nous  dit  les  ruses  de  Zépliyre  amoureux  de  Flore. 
Rien  ne  pouvait  toucher  le  C(eur  de  la  déesse,  ni  les  parfums 
semés  sur  ses  pas,  ni  les  l'raîclies  brises  se  jouant  autour  de 
son  front,  ni  les  vers  harmonieux  chantés  dans  le  feuillage  : 
Flore  n'aimait  que  ses  fleurs.  Zéphyre  se  chang'e  en  une  fleur 
si  belle  que  Flore  s'approche  pour  l'admirer.  Attirée  par  son 
parfum,  elle  se  penche  enivrée,  éperdue,  entraînée  par  un 
charme  secret;  elle  dépose  un  baiser  sur  sa  corolle.  C'est  ainsi 
que  se  consomma  l'union  de  Zéphyre  et  de  Flore. 

Cette  fleur,  c'était  la  rose. 

La  plupart  des  poètes  se  rallièrent  à  ces  opinions,    sauf 

quelques  légères  variantes.  Il  y  en  avait,  par  exemple,  qui 

prétendaient  que  la  rose  était  née,  en  même  temps  que  Vénus, 

de  l'écume  des   flots,    et  qu'elle  avait  conservé  sa   couleur 
blanche  jusqu'au  jour  oi^i  Bacchus  laissa  tomber  une  goutte 

de  sa  liqueur  divine  sur  la  rose  qui  ornait  le  sein  d'Aphrodite. 

D'autres  soutenaient  qu'au  banquet  des  dieux,  l'Amour 
ayant  renversé,  d'un  coup  d'aile,  la  coupe  pleine  de  nectar 
que  le  maître  des  dieux  allait  porter  à  ses  lèvres,  quelques 
gouttes  tombèrent  sur  la  couronne  de  roses  blanches  de  Vénus. 
Depuis,  les  roses  conservèrent  la  couleur  et  le  parfum  du 
nectar. 


ALBUM  DE   LA  ROSE  97 

Aucune  de  ces  versions  ne  satisfit  le  roi.  Il  ordonna  néan- 
moins que  de  riches  présents  fussent  faits  aux  poètes,  et  le 
coDCours  fut  renvoyé  à  l'année  suivante. 

C'est  pendant  cette  année  que  croulèrent  le  paganisme  et 
l'empire  romain.  Le  règne  des  courtisanes  et  des  roses  sem- 
blait fini  pour  jamais. 

J'ai  remarqué  que  mon  existence  comme  femme  a  constam- 
ment dépendu  de  mon  existence  comme  fleur  ;  j'ai  été  heureuse 
ou  malheureuse,  fêtée  ou  délaissée,  selon  que  les  hommes  ont 
plus  ou  moins  aimé  la  rose 


Les  derniers  siècles  de  Rome  n'aimèrent  qu'un  seul  g-enre 
de  femmes,  les  courtisanes  ;  ils  ne  connurent  qu'une  fleur, 
la  rose. 

Marc-Antoine,  à  son  lit  de  mort,  voulut  qu'on  le  couvrît  de 
roses. 

Pour  retrouver  sa  première  forme,  l'âne  d'Apulée  n'eut  qu'à 
manger  des  roses. 

Les  anciens  jetaient  des  roses  sur  les  tombeaux  et  venaient 
chaque  année  offrir  des  mets  de  roses,  romk^  escœ,  aux  mânes 
de  leurs  parents  et  de  leurs  amis. 

13 


9S  LES   FLEIRS  AMMELS 

('/est  le  fiont  couronné  de  roses  que  les  convives  échan- 
geaient entre  eux  la  coupe  des  festins. 

Les  peintres  égayaient  le  front  mélancolique  d'Hécate  d'une 
couronne  de  roses.  ^ 

On  plaçait  sur  la  ta])k'  un  vase  dont  rouverturo  était  cachée 
par  des  roses.  Ces  roses  étaient  l'emblème  gracieux  de  l'ai- 
mable discrétion  qui  doit  suivre  les  gais  propos  échappés  à  la 
gaieté  delà  table.  Malheur  au  profane  qui  eût  découvert  le  pot 
aux  roses. 

C'était  le  temps  où  ?séron  partageait  le  trùne  avec  Poppée, 
et  lui  faisait  rendre  les  honneurs  divins. 

Je  m'appelais  alors  Lesbie  :  javais  une  villa  à  Pœstum.  où 
les  poètes  venaient  me  réciter  leurs  odes. 


Le  christianisme  rendit  un  culte  à  la  rose,  mais  la  fleur  de 
Vénus  devint  la  rose  mystique,  la  sœur  du  lis:  elle  fit  péni- 
tence de  ses  péchés. 

Les  mains  des  jeunes  filles  effeuillèrent  dans  les  proces- 
sions des  roses  devant  la  croix. 

Les  autels  des  églises  champêtres  furent  parés  de  roses. 


ALBUM   DK   LA   ROSE  99 

La  main  qui  donne  la  bénédiction  à  la  ville  et  au  monde, 
urbi  et  orhi,  s'étend  aussi  chaque  année  sur  les  roses,  pendant 
ce  jour  appelé  dominica  in  rosa. 

L'étendard  que  Charlemagne  reçut  du  pape  était  parsemé 
de  roses. 

Les  anges  descendaient  du  ciel  pour  offrir  des  roses  à  une 
sainte,  ainsi  que  le  témoigne  la  vie  de  sainte  Dorothée. 

Des  guirlandes  de  roses  pendaient  à  la  harpe  de  sainte 
Cécile. 

Dieu  changea  en  roses  le  pain  accusateur  qui  devait  con- 
duire à  la  mort  la  sainte  duchesse  de  Bavière. 

Pendant  ce  temps-là,  il  ne  restait  aux  pauvres  femmes  de 
ma  sorte  qu'à  imiter  l'exemple  de  Madeleine.  Je  me  réfugiai 
donc  dans  une  g'rotte,  oii  je  vécus,  pendant  plusieurs  années, 
de  prières  et  de  racines.  (Ici  manquent  viwjl  et  un  feuillets.) 


J'apprends,  par  un  exilé  de  Constantinople  qui  est  venu  se 
faire  ermite  non  loin  de  ma  grotte,  qu'il  existe  en  Orient  un 
prophète  du  nom  de  Mahomet,  qui  promet  à  ses  sectateurs 
un  paradis  oi^i  folâtrent  des  houris  sous  des  bosquets  de  roses 
sans  cesse  renaissantes. 


100  LES  FLEURS  ANIMÉES 

.le  pars  pour  l'Orient 


Un  poète  persan  me  dédie  un  poème  de  trois  cent  mille 
vers  sur  la  rose.  Ma  santé,  dérangée  par  les  fatigues  de  cette 
lecture,  m'oblige  à  changer  de  climat. 


Nous  sommes  en  plein  moyen  âge. 

J'arrive  en  France. 

Il  faut  convenir  que  Paris  est  une  ville  assez  maussade.  On 
s'y  égorge  à  tous  les  coins  de  rues,  et  l'on  y  meurt  de  la 
peste.  On  n'a  guère  le  temps  de  songer  aux  femmes  et  aux 
fleurs. 

Enfin  Malherbe  vint,  et,  le  premier  en  France,  il  donna  à 
la  rose  une  vogue  immense,  grâce  aux  stances  adressées  à 
l'infortuné  Dupérier. 

Elle  était  de  ce  monde,  où  les  plus  belles  choses 

Ont  le  pire  destin. 
Et  rose  elle  a  vécu  ce  que  vivent  les  roses, 

L'espace  d'un  matin. 

Le  poète  Ronsard  a,  lui  aussi,  parlé  de  la  rose  dans  une 
pièce  de  vers  que  bien  des  gens  préfèrent  à  celle  de  Malherbe. 
Que  l'ombre  de  Boileau  lui  pardonne! 


ALBUM   DE  LA   ROSE  iOt 

Mignonne,  allons  voir  si  la  rose 

Qui  ce  matin  avait  déclose 

Sa  robe  de  pourpre  au  soleil         — 

N'a  point  pcrJu,  cette  vesprée, 

Los  plis  de  sa  robe  pourprée 

Et  son  teint  au  vôtre  pareil. 

Las  !  voyez  comme  en  peu  d'espace, 

Mignonne,  elle  a  dessus  la  place 

Ses  fraîclies  beautés  laissé  choir. 

Oh!  vraiment,  marâtre  nature, 

•Puisqu'une  toile  fleur  ne  dure 

Que  du  matin  jusquos  au  soir; 

Donc,  si  vous  m'en  croyez,  mignonne. 

Tandis  que  votre  âge  lleuronne 

En  sa  plus  verte  nouveauté. 

Cueillez,  cueillez  votre  jeunesse  : 

Comme  à  celte  fleur,  la  vieillesse 

Fera  ternir  votre  beauté. 

Je  n'en  finirais  pas,  si  je  Youlais  citer  tous  les  poètes  qui, 
depuis  Malherbe  et  Ronsard,  ont  célébré  la  rose. 

Delille  s'est  écrié  un  jour  : 

Mais  qui  peut  refuser  son  hommage  à  la  rose, 

La  rose  dont  Vénus  compose  ses  bosquets, 

Le  printemps  sa  guirlande  et  l'amour  ses  bouquets? 

En  terminant,  je  ne  puis  m'empêcherde  mentionner  ce  vers 
si  délicat  et  si  ingénieux,  qu'on  a  pu  un  instant  appeler  le 
vers  du  siècle  : 

Une  femme  est  comme  une  rose. 


102  LES  FLEURS  ANIMEES 

J'ai  appris  depuis  que  l'auteur  se  nommait  M.  Dupaty,  et 
qu'il  élait  membre  de  l'Acadéniie  française. 


Dès  que  les  roses  redevinrent  à  la  mode,  je  sentis  s'amé- 
liorer ma  position.  Depuis  Fi-ançoisr'"  jusqu'à  Louis  XIV,  je... 
(Pages  maculées.) 

Dans  l'année  1754,  je  recevais  beaucoup  chez  moi  un  finan- 
cier, lequel  financier  aimait  par-dessus  toutes  choses  la  con- 
versation des  beaux  esprits. 

La  plupart  des  gens  de  lettres  étaient  donc  admis  à  ma  table 
et  dans  mes  salons  ;  ils  reconnaissaient  mon  bon  accueil  en 
m'adressant  un  exemplaire  de  leurs  ouvrages.  L'un  d'eux  me 
dédia  un  petit  poème  en  trois  chants,  intitulé  l'Art  de  cultiver 
les  roses.  J'extrais  des  notes  les  particularités  suivantes  qui 
flattent  mon  amour-propre  de  fleur  : 

Le  dieu  Yichnou  cherchant  une  femme,  la-  trouva  dans  le 
calice  d'une  rose. 

Saint  François  d'Assise,  afin  de  mortifier  sa  chair,  se  roula 
un  jour  sur  des  épines.  Aussitôt,  à  chaque  endroit  oii  le  sang 
du  saint  avait  coulé,  surgirent  des  roses  blanches  et  rouges. 

Pendant  le  moyen  âge,  une  loi  formelle  permettait  aux 
nobles  seulement  de  cultiver  les  roses. 


albi:m  D1-:  la  uose  io3 

Le  chevalier  de  Guise  s'évanouissait  à  la  vue  d'une  rose,  et 
le  chancelier  Bacon  entrait  en  fureur  en  apercevant  la  même 
fleur,  même  en  peinture. 

Marie  de  Mrdicis  était  sujette  à  la  môme  infirmité. 

Au  douzième  siècle,  le  pape  institua  l'ordre  de  la  Rose  d'or. 
A  chaque  avènement,  le  pape  l'envoyait  au  nouveau  souverain 
en  sig'ue  de  reconnaissance  oiTicielle. 

Le  Grand  Mogol  vog-uait  un  jour  avec  Noiirmahal,  son  es- 
clave favorite,  sur  un  bassin  que  la  capricieuse  odalisque  avait 
fait  remplir  de  roses.  La  rame  fendait  des  vagues  de  feuilles, 
et  à  chaque  mouvement  elle  faisait  fuir  derrière  elle  un  sillon 
d'or  mouvant  qui  surnageait  comme  une  huile  brillante.  Nour- 
mahal  mit  la  main  dans  l'eau  et  la  retira  toute  parfumée.  C'é- 
tait l'essence  que  le  soleil  avait  dég'agée  de  la  fleur,  l'eau  de 
rose  était  née  de  la  fantaisie  d'une  femme. 


Saint  Médard,  évêque  de  Noyon,  inventa,  en  532,  les  ro- 
sières. Sa'sœur  fut  couronnée  la  première  à  Salency,  berceau 
de  l'institution 

Mon  Dieu!  dis-je  un  jour  au  savant  auteur  de  l'Art  de  cul- 
tiver les  roses^  poème  en  trois  chants,  pourriez-vous  m'ap- 
prendre  pourquoi  on  a  choisi  la  rose  pour  récompense  de  la 


104  LES   FLEURS  ANIMÉES 

vertu?  []n  tel  lionncur  me  semblerait  bien  plutôt  mérité  par 
la  violette,  par  exemple,  ou  par  le  lis. 

—  Belle  Ég-lé,  me  répondit  1l'  poète,  c'est  qu'on  a  compris 
que  la  vertu  elle-même  avait  besoin  de  parure,  et  voilà 
pourquoi  on  a  choisi  la  rose,  la  fleur  de  la  beauté  ! 

(  Le  manuscrit  de  la  Rose  s'arrête  au  seizième  siècle.  Cependant  le  lecteur  ne  sera 
pas  complètement  privé  de  la  suite  de  ces  mémoires  intéressant?.  Tout  porte  à  croire 
que  la  Rose  émio^ra  pendant  la  Révolution.  Elle  rentra  en  Fiance  sous  le  Directoire; 
Barras  la  fit  rayer  de  la  liste  des  émigrés.  Nous  avons  trouvé  dans  les  papiers  de  la 
Rose  des  notes  et  des  documents  d'une  authenticité  suffisante  pour  nous  permettre  de 
résumer  les  diverses  péripéties  de  son  existence,  depuis  l'an  vu  de  la  République 
française  jusqu'à  nos  jours.) 


LES     DERNIERS     JOURS     DE     LA     ROSE 
-  1797-1846  - 

De  retour  de  l'émij^ration,  la  Rose  prit  le  nom  de  M""  de 
Sainte-Rosanne. 

C'est  sous  ce  nom  qu'elle  fit  les  beaux  jours  du  Directoire. 
Nulle  ne  portait  avec  plus  d'élégance  la  robe  ouverte  à  la 
Diane  chasseresse;  les  cheveux,  bouclés  par  derrière,  lui 
allaient  à  merveille. 

Elle  menait  grand  train,  tenait  table  ouverte,  recevait  les 
poètes,  les  généraux,  les  ministres  ;  Bonaparte  lui  fut  pré- 
senté, et  des  contemporains  nous  ont  assuré  que  le  futur 


ALBUM   DE   I.A   HOSIi)  JOo 

empereur  ne  produisit  qu'une  médiocre  sensation   dans  le 
salon  de  M""  de  Sainte-Rosanne. 

Jamais,  même  au  temps  de  l'empire  romain,  tant  regretté 
par  elle  dans  les  fragments  que  nous  venons  de  soumettre  au 
lecteur,  la  rose  ne  fut  plus  heureuse. 

On  n'aimait  que  les  teints  de  rose,  les  joues  de  rose,  les 
lèvres  de  rose,  les  narines  de  rose,  pourvu  toutefois  que  ces 
teints,  ces  joues,  ces  lèvres,  ces  narines  fussent  mélangés 
d'un  peu  de  lis. 

Les  poètes  ne  connaissaient  qu'un  seul  objet  de  compa- 
raison, la  rose.  La  tige,  le  bouton,  les  épines,  on  tirait  parti 
de  tout. 

M^Me  Sainte-Rosanne  portait  habituellement  la  tète  haute; 
un  tendre  incarnat  (vieux  style)  animait  ses  joues  ;  sa  bouche 
était  de  carmin  ;  elle  marchait  avec  la  majesté  d'une  femme 
qui  a  chaussé  le  cothurne  ailleurs  que  sur  les  planches.  Aussi 
lui  disait-on  sur  tous  les  modes,  dans  tous  les  styles,  en  vers 
et  en  prose,  qu'elle  ressemblait  à  une  rose. 

Elle  recevait  tous  ces  hommages  avec  la  majestueuse 
froideur  d'une  reine.  Sa  vanité  en  était  plus  touchée  que  son 
cœur.  M""  de  Sainte-Rosanne  jouissait  d'une  grande  réputa- 
tion d'orgueil  et  d'insensibilité.  Un  poète,  poussé  à  bout  par 
ses  dédains,  décocha  contre  elle  une  épigramme  sanglante 
qui  finissait  ainsi  : 

14 


i(,(i  ij:s  tLt:i  hs  animé iîs 

Elle  est  belle,  mai»  sans  odeur, 
Comme  la  rose  du  Bengale. 

La  maliunitr  piil)]iquo  s'empara  avidement  de  cette  allu- 
sion ;  les  rivales  de  M""  de  Sainte-Rosanne  apprirent  IT'pi- 
gramme  par  cœur  et  la  colportèrent  dans  tous  les  salons. 

L'influence  de  M"*'  de  Sainte-Rosanne,  au  lieu  de  diminuer,, 
ne  fit  que  s'aug-menter  encore  pendant  toute  la  durée  de 
rf]mpire.  Napoléon  lui  tenait  bien  rancune  de  l'accueil  indif- 
térent  qu'elle  lui  avait  lait  sous  la  République,  mais  cette 
rancune  n'allait  pas  jusqu'à  la  disgrâce  de  celle  qui  en  était 
l'objet. 

M"*  de  Sainte-Rosanne,  par  un  habile  calcul  politique, 
rompit  avec  la  Restauration  dès  l'année  1822.  Elle  se  montra 
beaucoup  dans  les  salons  libéraux,  et  invita  plusieurs  fois 
ostensiblement  Déranger  à  dîner.  Les  rédacteurs  du  Constitu- 
tionnel étaient  tous  ses  amis,  et  elle  fut  une  des  premières 
abonnées  de  ce  journal. 

M""  de  Sainte-Rosanne  a  consig-né,  dans  une  note  que  nous 
repro'duisons,  l'impression  que  firent  sur  elle  les  premiers 
symptômes  de  la  réaction  romantique. 

('  J'ai  lu  ce  matin  un  livre  de  poésies  d'un  de  ces  auteurs 
qui  veulent  changer  la  face  de  la  littérature  et  prendre  d'assaut 
le  Parnasse.  La  première  pièce  renferme  le  portrait  d'une 
jeune  fille,  la  Laure  ou  la  Béatrix  du  poète.  Son  teint,  dit-il, 
est  pâle  comme  l'eau  du  lac  à  l'aube  matinale,   son  œil  est 


ALBUM   DE   LA   ROSE  107 

bleu  comme  la  lavande,  ses  clieveux  blonds  coulent  de  chaque 
côté  de  ses  tempes  comme  deux  ruisseaux  d'huile  odorante; 
sur  son  front,  terne  et  mat,  la  fatalité  a  écrit  ce  mot  de  l'ang-e 
d'Albert  Durer  :  MelancoUa.  Vraiment,  j'étouffe  de  rire.  Quel 
style,  bon  Dieu  !  quelles  métaphores  !  Et  ce  sont  ces  pygmées 
qui  veulent  détrôner  des  géants  !  A  quoi  bon  aller  chercher 
si  loin  des  termes  de  comparaison  pour  peindre  une  femme, 
quand  on  a  la  rose  sous  la  main  ?  Ah  !  messieurs  les  roman- 
tiques, vous  n'irez  pas  loin,  je  vous  le  prédis.  » 

Une  autre  note,  que  nous  trouvons  écrite  deux  ou  trois 
années  après,  prouve  que  M"""  de  Sainte-Rosanne  se  vit  dans 
la  nécessité  de  changer  d'avis.  Voici  cette  note  : 

«  Décidément,  les  Welches  T'emportent,  le  mauvais  goût 
déborde.  Un  poète  a  osé  écrire,  en  parlant  de  celle  qu'il  aime  : 
Elle  est  jaune  comme  une  orange. 

<(  Le  port  de  reine,  l'éclat  des  couleurs,  la  santé  et  la  fraî- 
cheur ne  sont  plus  du  monde.  Il  faut  être  pulmonaire,  phtlii- 
sique  au  troisième  degré,  pour  attirer  les  regards  de  mes- 
sieurs de  la  jeune  littérature.  Les  teints  de  rose  et  de  lis  ne 
sont  plus  portés,  dit-on,  que  par  les  cuisinières.  MM.  Jay  et 
Jouy  viendront  me  voir  ce  soir;  que  de  jolis  mots  nous  allons 
faire  contre  ces  pauvres  romantiques  !  » 

Le  ton  dégagé  de  ces  réflexions  dissimule  mal  le  secret 
dépit  dont  M""  de  Sainte-Rosanne  est  atteinte.  Le  fait  est 
qu'il  est  dur  pour  une  coquette  de  se  voir  délaissée  par  tout 


,08  l^L^S   FLEURS  ANIMÉES 

le  monde,  excepté  par  trois  ou  quatre  académiciens  qui  lui 
répètent  tous  les  soirs,  depuis  un  quart  d(^  siècle,  en  lui  bai- 
sant la  main  :  Vous  êtes  fraîche  comme  la  rose. 

M""  de  Sainte-Uosanne  ne  se  l'avoue  peut-être  pas,  mais 
elle  donnerait  beaucoup  pour  être  pfile,  excessivement  pâle  ; 
c'est-à-dire  qu'à  cette  époque  de  sa  vie  elle  prit  du  vinaigre 
pour.se  faire  maig'rir.  C'est  le  poète  qui  lança  contre  elle  une 
épig'ramme  sous  le  Directoire  qui  a  répandu  ce  bruit.  La 
source  en  est  trop  suspecte,  pour  que  nous  l'accueillions  sans 
examen  dans  ce  précis  historique. 

La  situation  littéraire  alla  s'aggravant  d'année  en  année;  la 
rose  fut  décidément  rayée  du  vocabulaire  littéraire.  Il  n'y  eut 
plus  de  fleur  générique  pour  désig-ner  la  beauté  ;  chaque 
poète,  chaque  romancier  eut  la  sienne.  L'un  prit  la  scabieuse, 
l'autre  l'ancolie  ;  celui-ci  la  clématite,  celui-là  le  rhododen- 
dron, etc. 

Une  lig'ne,  datée  de  1839,  témoigne  dans  sa  concision  de 
l'irritation  qui  consume  M""  de  Sainte-Rosanne  : 

Aujourd'hui  on  n'aime  qu'une  seule  chose,  c'est  l'ongle  rose. 

Personne  n'ig-nore  que,  vers  1839,  une  modification  assez 
notable  eut  lieu  dans  les  préférences  littéraires.  La  femme 
pâle,  étiolée  et  verte  commença  à  perdre  de  ses  partisans. 
M'"''  de  Sainte-Rosanne  crut  un  moment  qu'on  allait  revenir  à 
la  femme  mousseuse  de  l'Empire.  Son  erreur  ne  fut  pas  de 


ALBUM  DE  LA   ROSE 


109 


longue  durée.  On  inventa  la  femme  vive,  espiègle,  fugace, 
insaisissable,  mordorée,  prismatique,  spirituelle,  ennuyeuse, 
adorable;  la  femme  à  reflet,  la  femme-serpent. 

M""  de  Sainte-Rosanne  sentit  que  son  règne  était  fini  sur 
la  terre,  et  elle  envoya  sa  soumission  à  la  Fée  aux  Fleurs. 

Au  moins,  dit-elle,  je  retrouverai  Ki-bas  les  madrigaux  de 
mon  vieil  adorateur  le  Zéphyre. 

Mais  si  la  Fée  aux  Fleurs  a  des  trésors  d'indulgence  pour 
le  repentir,  elle  est  armée  d'une  rigueur  inflexible  contre 
l'amour-propre  blessé. 

Pour  la  punir  de  sa  vanité,  la  Fée  aux  Fleurs  a  condamné  la 
rose  à  vivre  et  à  mourir  vieille  femme.  Elle  ne  lui  pardon- 
nera que  lorsque  sonnera  l'heure  de  sa  mort  naturelle. 


NOCTURNE 


LES    FLEURS   DE  NUIT 


E  VOUS  aime,  flcMirs  de  nuit  ;  je  vous  préfère 
à  toutes  vos  sœurs  qui  brillent  pendant  le 
-^     jûur. 


^.  ^-^^  Quand    le   soleil   vient   de   disparaître   à 

^  ."^  l'horizon,  lorsque  les  ombres  descendent  le 

long'  des  rameaux,  semblables  à  de  longs  cils  qui  s'abaissent, 
alors  la  fleur  de  nuit  s'entr'ouvre,  et  les  premiers  rayons  de 
l'étoile  du  soir  viennent  se  jouer  sur  sa  corolle. 

Les  fleurs  et  les  étoiles  sont  sœurs  :  que  se  disent-elles? 


112  LIÎS    FLI-L'US  ANIMÉES 

Elles  so  racontont  k's  longs  ennuis  de  la  journée  ;  elles 
échangent  leurs  rayons  et  leurs  pari'unis,  elles  mêlent  leur 
àme  à  la  grande  âme  de  la  nature. 

Un  sylphe  évaporé  vient  les  troubler  dans  leurs  entretiens, 
mais  la  fleur  de  nuit  ne  l'écoute  pas  ;  la  fleur  de  nuit  n'est  pas 
coquette. 

Elle  n'aime  que  ceux  qui  sdufl'rent. 

Comme  le  bruit  du  vent,  comme  le  murmure  de  l'eau,  le 
parfum  de  la  fleur  de  nuit  console. 

Elle  écoute  la  plainte  du  berger,  elle  sourit  aux  rêveries 
de  la  jeune  fille,  elle  prête  l'oreille  aux  chants  du  poète. 

Sa  molle  senteur  prête  un  charme  secret  à  votre  premier 
rendez-vous,  elle  vous  enveloppe  comme  d'un  voile  d'inno- 
cence et  de  pureté. 

Aucun  insecte  ne  se  pose  sur  les  fleurs  de  nuit  :  la  phalène 
bourdonne  autour  d'elles  ;  elle  effleure  leur  calice,  mais  elle 
craindrait  de  s'y  arrêter. 

Parfois  seulement,  une  fée  se  blottit  au  fond  de  leurs 
corolles,  pour  éviter  les  poursuites  de  quelque  lutin. 

Chaque  soir,  la  blanche  Titania,  pour  parcourir  son  do- 
maine nocturne,  sort  de  son  palais,  qui  est  une  belle-de-nuit. 

Pendant  que  les  bois  frissonnent,  que  l'onde  murmure, 


LES    FLEURS  DE  NUIT  113 

que  les  amoureux  se  parlent,  que  les  poètes  chantent,  que 
des  bruits  vagues,  des  soupirs  étouffés  remplissent  la  plaine, 
la  fleur  de  nuit  s'ouvre  plus  largement. 

Frissons,  soupirs,  murmures,  échos,  chants  de  poète, 
haleines  amoureuses,  tout  cela  se  môle  dans  les  airs  et 
retombe  avec  la  rosée  sur  la  nature. 

Avec  sa  part  de  cette  pluie,  il  se  forme,  au  fond  de  la  fleui 
des  nuits,  une  perle  humide  et  brillante  ;  elle  s'agite,  elle 
tremble,  le  moindre  souffle  d'air  la  briserait,  et  le  zéphyre 
matinal  va  se  lever. 

Alors  la  fleur  des  nuits  se  referme,  pour  conserver  la  perle 
précieuse  qui  s'est  formée  pendant  la  nuit. 

Ainsi  le  poète  renferme  précieusement  dans  son  cœur  le 
trésor  des  rêveries  qu'il  a  amassé  dans  la  solitude. 

Voilà  pourquoi  j'aime  les  fleurs  de  nuit,  pourquoi  je  les 
préfère  à  leurs  sœurs  qui  brillent  pendant  le  jour. 


15 


'^ax^i  imf'  r  t-i!  />  t^itr.  S.  f/tris 


NARCISSE 


es  Edileurs 


NARCISSA 


oici  l'histoire  que  racontent  les  pécheurs, 
le  soir,  lorsqu'ils  raccommodent  leurs 
filets,  assis  en  rond  sur  la  grève. 

Narcissa  la  blonde  était  la  plus  belle 
des  jeunes  filles  du  pays;  pas  une  seule 
sur  toute  la  côte,  depuis  Catane  jusqu'à  Syracuse,  qui  pût  se 
vanter  d'avoir  l'œil  aussi  doux,  la  taille  aussi  souple,  le  pied 
aussi  fin. 


Méfiez-vous  de  Narcissa  la  blonde  ! 


Il  y  en  a  qui  sont  belles  et  qui  ne  le  savent  pas;  ce  sont 
celles-là  qu'il  faut  aimer. 


ne  LES  FLEURS  ANIMEES 

Il  y  en  a  qui  sont  belles  et  qui  le  savent  ;  ce  sont  celles-lù 
qu'il  faut  fuir. 

Narcissa  la  blonde  savait  qu'elle  était  belle,  et  Luigi  l'ai- 
mait. 

Ceux  qui  ont  connu  Luigi,  fils  du  vieux  Luig-i  Naldi  le 
soldat,  disent  que  c'était  un  brave  compagnon,  hardi  à  la 
mer,  bon  à  ses  camarades,  craignant  Dieu  et  honorant  les 
saints;  mais  il  aimait  Narcissa  la  blonde. 

Partout  il  la  suivait,  toujours  il  pensait  à  elle.  Qui  n'a 
pas  vu  Luigi  pleurer  en  pressant  sur  son  cœur  une  fleur 
tombée  du  sein  de  Narcissa,  ne  sait  pas  ce  que  l'amour  peut 
faire  d'un  homme. 

Oui,  Luigi  pleurait  comme  un  enfant. 

Lui,  l'intrépide  matelot  dont  la  voix  dominait  la  tempête, 
tremblait  devant  un  mot  de  Narcissa. 

11  avait  une  maison  bâtie  en  pierre,  une  barque  solide, 
des  filets  neufs  ;  il  ofl'rit  tout  à  Narcissa,  qui  ne  possédait  rien 
qu'un  rouet  et  un  miroir. 

Un  rouet  toujours  immobile,  un  miroir  dans  lequel  elle  se 
regardait  sans  cesse. 

Il  faut  vous  dire  que  Narcissa  ne  rêvait  que  plaisirs,  robes 
éclatantes;  pourtant  elle  ne  dit  pas  non  à  Luigi. 


J 


NARCISSA  H7 

L'amour  du  beau  Luigi,  de  Luigi  le  brave,  flattait  l'amour- 
propre  de  Narcissa,  mais  elle  ne  l'aimait  pas. 

Ce  qu'elle  aimait,  c'était  son  jeune  et  beau  visage,  sa  taille 
flexible,  sa  bouche  souriante,  ses  yeux  doux  ;  c'était  elle  et 
non  pas  les  autres. 

Quand  elle  allait  à  la  ville,  elle  disait  à  Luigi  à  son  retour  : 
J'ai  vu  les  filles  des  bourgeois;  elles  sont  moins  belles  que 
moi,  et  pourtant  elles  ont  des  casaques  en  velours  et  de  beaux 
rubans  à  leur  tète,  et  une  croix  d'or  à  leur  cou. 

Alors  Luigi  lui  achetait  une  casaque  en  velours,  de  beaux 
rubans,  et  une  croix  d'or  pour  pendre  à  son  cou, 

—  Es-tu  heureuse,  lui  disait-il,  maintenant  que  tu  es  belle? 

Elle  lui  répondait  :  —  Je  suis  heureuse  parce  que  je  suis 
belle. 

—  Quand  m'épouseras-tu? 

—  Laisse  passer  la  saison  des  vendanges  :  je  veux  danser 
encore  une  fois  en  liberté  avec  mes  compagnes. 

La  saison  des  vendanges  est,  comme  vous  le  savez  bien,  le 
temps  des  fêtes  et  des  jeux,  le  temps  des  doux  propos:  la  gaieté 
semble  couler  avec  la  liqueur  nouvelle. 

Puis  venaient  d'autres  prétextes  :  l'hiver,  la  pêche  du  thon  ; 


^^^  LES  FI.EUIIS  ANIMÉES 

l'éti',  la  moisson  ;  bref,  répoquo  du  mariage  se  trouvait  sans 

cesse  reculée. 

Cependant  Luigi,  pour  payer  les  robes,  les  rubans,  les  bijoux 
de  Narcissa,  avait  vendu  la  maison  de  son  père,  sa  barque,  ses 
filets.  Il  ne  lui  restait  plus  rien. 

Si  au  moins  l'amour  de  Narcissa  l'avait  dédommagé  !  Mais 
elle  passait  son  temps,  devant  son  miroir,  à  peigner  sa  long-uc 
chevelure  et  à  sourire  à  sa  beauté.  C'est  à  peine  si  son  amant 
pouvait  obtenir  un  mot  ou  un  regard. 

Luigi  voyait  bien  que  Narcissa  la  blonde  ne  l'aimait  pas, 
mais  il  était  ensorcelé. 

Il  y  a  des  femmes  douées  d'un  charme  fatal. 

Leurs  yeux,  au  lieu  de  cicatriser  les  blessures  qu'ils  font, 
semblent  les  envenimer  davantage.  Le  démon  vous  pousse  à 
les  aimer;  c'est  lui  qui  vous  attire  !  Quel  autre  que  le  démon 
pourrait  habiter  le  cœur  de  Narcissa  ? 

Luigi  lui  dit  encore  une  fois  :  —  Quand  m'épouseras-tu? 

—  Je  n'épouserai,  répondit-elle,  que  celui  qui  me  donnera 
de  beaux  pendants  d'oreilles,  des  chemises  en  fine  toile,  des 
boucles  en  diamants  pour  mes  souliers  et  de  belles  bagues 
pour  mettre  à  mes  doigts. 


NARCISSA  119 

Luig-i  prit  sa  carabine,  la  carabine  qui  avait  servi  h  son 
père,  le  vieux  soldat,  et  il  partit  pour  la  montagne. 

Narcissa  la  blonde  eut  de  beaux  pendants  d'oreilles,  des 
chemises  en  fmc  toile,  des  boucles  en  diamants,  de  belles 
bagues  et  bien  d'autres  choses  encore. 

Toujours  belle,,  toujours  parée,  toujours  heureuse,  elle  cou- 
rait les  bals  et  les  fêtes,  sans  songer  au  pauvre  malheureux  qui 
hasardait  sa  vie  et  le  salut  de  son  âme  pour  satisfaire  les 
vains  désirs  de  son  cœur. 

Cependant  les  exploits  du  brigand  Luigi  ont  retenti  jusqu'à 
Palerme  :  le  vice-roi  envoie  des  soldats  pour  s'emparer  de  lui. 
Narcissa,  la  belle  Narcissa,  se  met  à  la  fcnôtre  pour  les  voir 
passer;  elle  sourit  au  jeune  brigadier  qui  la  salue  avec  son 
sabre. 

Le  brigadier  va  combattre  son  amant. 

Hourra!  hourra!  Les  soldats  reviennent  vainqueurs,  Luig-i 
est  tombé  percé  de  trois  balles  dans  la  montag-ne. 

Qui  court  la  première  au-devant  des  cavaliers?  C'est  Narcissa 
la  blonde,  plus  belle  et  mieux  parée  que  jamais. 

Le  brigadier  a  vaillamment  conduit  sa  troupe;  aussi,  en 
attendant  qu'il  soit  fait  officier,  revient-il  chargé  d'un  riche 
butin. 


120  LES  FLEURS  ANIMÉES 

Narcissa  le  regarde  de  ses  yeux  les  plus  doux,  de  ses  yeux 
que  le  démon  a  armés  d'une  puissance  invincible. 

Mais  le  loyal  soldat  ne  se  sent  pas  troublé. 

—  Qui  es-tu,  la  belle?  lui  demandc-t-il,  et  que  veux-tu? 

—  Je  suis  Narcissa  la  blonde,  et  je  veux  t'épouser. 

—  Arrière  !  femme  sans  cœur  ;  le  dernier  mot  que  le  bandit 
a  prononcé  est  le  nom  de  Narcissa  la  blonde,  et  c'est  moi  qui 
ai  tué  Luigi. 

Depuis  cetemps^là,  ni  jeunes  gens,  ni  vieillards,  ni  femmes, 
ni  filles,  ne  voulurent  parler  à  Narcissa. 

Elle  fut  obligée  de  quitter  le  village  et  d'aller  se  cacher  dans 
la  grotte  du  monte  Negro,  à  côté  de  laquelle  coule  une  source 
profonde  qu'un  saint  ermite  fit  autrefois  jaillir  du  roc  par  la 
puissance  de  ses  prières. 

Au  lieu  de  pleurer  ses  erreurs  et  de  faire  pénitence ,  elle 
passait  les  longues  heures  de  la  journée  à  regarder  son  image 
que  lui  renvoyait  le  miroir  de  l'onde. 

Un  jour,  un  moine,  renommé  par  sa  piété  et  ses  bonnes 
œuvres  ,  gravit  la  pente  du  monte  Negro  pour  exorciser 
Narcissa  :  pour  agir  ainsi  qu'elle  le  faisait,  ne  fallait-il  pas 
qu'elle  fût  possédée  ? 


1 


NARCISSA  121 

Le  saint  homme  trouva  la  grotte  vide. 

Un  enfant,  qui  gardait  les  chèvres  près  de  là,  raconta  que 
la  veille  il  avait  vu  Narcissa,  après  être  longtemps  restée  sur 
le  bord,  se  lever  et  se  précipiter  dans  le  gouffre. 

Le  moine  descendit  et  célébra  une  messe  pour  le  repos  de 
l'âme  de  Narcissa. 

On  laissa  dire  qu'elle  s'était  noyée  pour  se  soustraire  à  ses 
remords  ;  mais  chacun  sait  que  l'ondine  avait  pris  son  visage 
pour  l'attirer  dans  l'abîme  et  la  livrer  à  Satan. 

Ainsi  périssent  toutes  les  femmes  sans  cœur. 

Voilà  l'histoire  que  racontent  les  pêcheurs,  le  soir,  lorsqu'ils 
raccommodent  leurs  filets,  assis  en  rond  sur  la  grève  *. 


1.  Nous  donnons  cette  légende  pour  ce  qu'elle  \aut^  et  sans  avoir  la  prétention  de 
refaire  l'histoire  de  Narcisse.  Les  Grecs  avaient  représenté  l'éguïsme  sous  les  traits 
d'un  homme,  les  pêcheurs  siciliens  en  ont  fait  une  femme.  Le  lecteur  choisira  entre 
les  deux  versions  celle  qui  convient  le  mieux  à  ses  sympathies. 

Lehesoin  de  vérité  qui  doit  dominer  chez  un  écrivain,  traitant  de  matières  aussi 
graves  que  celles  contenues  dans  cet  ouvrage,  nous  fait  un  devoir  de  déclarer  que  les 
pécheurs,  dont  nous  avons  emprunté  le  récit,  se  sont  trompés  en  ce  qui  touche  les 
motifs  de  la  disparition  subite  de  Narcissa. 

La  fleur  appelée  Narcisse  s'était  incarnée  dans  la  jeune  Sicilienne.  Frappée  des  in- 
convénients qui  pouvaient  résulter  pour  les  hommes  du  séjour  parmi  eux  d'une  femme 
d'un  caractère  si  dangereux,  la  Fée  aux  Fleurs  avait  rappelé  de  force  le  Narcisse 

auprès  d'elle. 

(Note  de  l'auteur.) 


16 


AUBADE 


LA  PREMIÈRE  FLEUR 


E  matin  est  venu  :  levez-vous,  jeunes 
filles;  allez  cueillir  la  fleur  de  mai,  la 
première  fleur. 

Cachez-la  dans  votre  sein,  et  conser- 
vez-la précieusement  :  elle  porte  bonheur 
pour  le  reste  de  l'année. 


Celle  que  je  cueillerai,  Madeleine,  je  te  la  donnerai,  et  tu 
la  mettras  dans  tes  cheveux. 


,.2i  l-ES  FLEURS  ANIMEES 

La  première  fleur,  ce  n'est  ni  la  primevère,  ni  la  pervenche, 
ni  riiyaciiithe,  ni  la  violette,  ni  le  muguet. 

Ce  n'est  pas  celle  qui  fleurit  la  première,  selon  l'ordre  des 
saisons;  c'est  celle  qui  s'offre  la  première  à  votre  vue,  celle 
que  vous  présente  le  hasard. 

L'année  passée,  ce  fut  la  violette  qui  m'annonça  le  retour 
du  printemps;  cette  année,  c'est  la  rose.  Qui  me  dira  quelle 
fleur  me  signalera  le  printemps  prochain  ? 

Qu'importe  ! 

Qui  que  tu  sois,  première  fleur,  tout  le  monde  t'aime  et 
t'accueille  avec  joie.  Qui  a  jamais  pu  te  regarder  sans  sentir 
ses  yeux  humides  de  larmes  ? 

Il  semble,  en  te  voyant,  que  la  jeunesse  de  notre  cœur  va 
recommencer  avec  la  jeunesse  de  l'année,  que  notre  âme  va 
s'épanouir  comme  la  corolle  des  fleurs,  que  nos  sentiments 
vont  reverdir  comme  leurs  feuilles  ! 

Première  fleur  que  l'on  trouve  sur  la  route  un  jour  de  mai, 
tu  es  l'espérance,  tu  es  l'illusion,  tu  nous  fais  croire  à  la  possi- 
bilité de  revenir  sur  le  passé. 

Quand  on  rencontre,  à  certains  jours,  à  certaines  heures, 
l'objet  d'un  culte  ancien,  le  cœur  retourne  en  arrière,  franchit 
en  un  moment  d'immenses  intervalles,   et   s'imagine  avoir 


LA  PREMIÈRE  FLEUR  125 

renoué  la  chaîne  des  temps.  On  croit  recommencer  une  nou- 
velle carrière  ;  mais  bientôt  le  cœur,  épuisé  de  fatig-ue,  revient 
à  son  point  de  départ  et  reste  immobile. 

Ainsi,  la  vue  de  la  première  fleur  ressuscite  en  nous  un 
monde  de  pensées  ensevelies.  Elles  s'éveillent,  elles  secouent 
leurs  blanches  ailes,  elles  s'envolent  joyeuses  :  on  dirait 
qu'elles  vont  nous  entraîner  loin,  bien  loin,  vers  le  pays 
de  notre  jeunesse. 

Hélas  !  la  première  fleur  du  printemps  s'est  à  peine  flétrie, 
que  déjà  nos  illusions  ralentissent  leur  vol  :  elles  retombent 
sur  la  terre;  leurs  ailes  fragiles  se  sont  brisées. 

Sois  bénie  cependant,  première  fleur,  soit  bénie  pour  cette 
heure  d'enivrement  fugitif  que  tu  nous  donnes.  Croire  une 
minute  qu'on  a  vingt  ans,  qu'on  aime,  qu'on  est  heureux, 
n'est-ce  pas  vivre  des  années  ? 

Le  matin  est  venu  :  levez-vous,  jeunes  filles;  allez  cueillir 
la  fleur  de  mai,  la  première  fleur. 

Cachez-la  dans  votre  sein,  et  conservez-la  précieusement  : 
elle  porte  bonheur  pour  le  reste  de  l'année. 

Voici  celle  que  j'ai  cueillie,  Madeleine;  respire  son  parfum, 
et  mets-la  dans  tes  cheveux. 


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VIOLETTE 


Gamier  frètes  Editeurs 


GRAVE    CONFLIT 


A  PROPOS  DE  LA  VIOLETTE 


ENTRE    LA    FEE    AUX    FLEURS 


UNE  ACADÉMIE  QUI  DÉSIRE  GARDER  L'ANONYME 


"^-^^'"^''r.w'-''  il^^-**  ®-Q©  ''C]  '•"')!!'  ''''')'""*^~ 


UNE     LECTURE     DANS     LiiiS     BOIS 


A  Fée  aux  Fleurs  avait  établi  son  domi- 
cile sur  la  terre,  autant  pour  fuir  un  lieu 
qui  lui  rappelait  des  souvenirs  désagréa- 
bles, que  pour  être  plus  à  portée  de  sur- 
veiller de  près  les  actions  de  mesdames 
les  Fleurs. 


Chaque  jour  lui  apportait  un  nouveau  chagrin,  un  nouveau 
sujet  de  mécontentement. 


,.jg  LES  FLEURS  ANLMÉES 

La  Rns(>  ('"lait  son  enfant  de  prédilection,  sa  fille  chérie.  La 
vie  qu'elle  lui  avait  vu  mener  remplissait  l'àme  de  la  Fée 
d'une  amère  douleur  ! 

Elle  n'avait  pas,  non  plus,  à  se  féliciter  du  sort  du  Lis,  de 
la  Tulipe,  du  Bluet,  du  Coquelicot,  de  la  Pensée,  et  d'une 
foule  d'autres  fleurs  dont  on  trouvera  les  aventures  dans  le 
courant  de  cet  ouvrage. 

Si  sa  vengeance  paraissait  certaine,  son  cœur  de  mère  était 
déchiré. 

Parmi  les  fleurs,  les  unes  étaient  malheureuses  parce 
qu'elles  restaient  fidèles  à  leur  caractère;  les  autres,  au  con- 
traire, parce  qu'elles  voulaient  en  changer. 

C'est  ainsi  que  la  Violette  courait  à  sa  perte.  Le  jour  même, 
la  Fée  l'avait  rencontrée  dans  un  somptueux  équipage,  étin- 
celante  d'or,  de  soie  et  de  pierreries. 

La  Violette  avait  renoncé  à  l'obscurité. 

Pour  secouer  la  tristesse  que  cette  vue  lui  avait  causée,  la 
Fée  aux  Fleurs  sortit  de  la  ville  et  prit  le  chemin  de  la  cam- 
pagne, vêtue  à  la  façon  d'une  femme  de  conseiller,  et  menant 
après  elle  un  petit  domestique  joufflu  qui  portait  son  parasol 
et  son  coqueluchon. 

A  l'entrée  d'un  petit  bois,  elle  congédia  son  domestique,  et 


GRAVE  CONFLIT  129 

pénétra  sous  les  arbres,  pour  y  goûter  en  paix  la  fraîcheur  et 
le  plaisir  d'une  lecture  solitaire. 

Le  livre  qu'elle  tenait  à  la  main  était  une  histoire  complète 
des  fleurs. 

Cette  lecture  plaisait  beaucoup  à  la  Fée,  qui  y  trouvait 
ample  matière  à  moquerie  touchant  les  bourdes  que  les 
hommes  débitaient  gravement,  à  propos  des  fleurs  et  de  leur 
origine. 

Elle  en  était,  pour  le  moment,  à  l'histoire  de  la  Violette. 

La  Violette,  disait  l'auteur  du  livre  en  question ,  est  fille 
d'Atlas.  Cette  jeune  nymphe,  poursuivie  par  Apollon,  allait 
devenir  la  proie  de  ce  don  Juan,  lorsque  les  dieux,  touchés  de 
son  sort,  la  métamorphosèrent  en  violette. 

C'est  le  moyen  ordinaire  employé  par  les  dieux  pour 
déjouer  les  projets  galants  d'Apollon.  L'imagination  féconde 
de  Jupiter  devrait  bien ,  de  temps  en  temps ,  inventer  un 
nouveau  procédé. 

La  Fée  laissa  tomber  le  livre  et  s'assit  sur  le  gazon  pour 
rire  plus  à  son  aise.  Le  fait  est  que,  debout,  elle  était  obligée 
de  se  tenir  les  côtes. 

Ces  auteurs,  dit-elle,  sont  vraiment  des  gens  cocasses.  Où 
diable  ont-ils  pris  que  la  Violette  est  fille  d'Atlas  et  nymphe 

I.  17 


130  LES   FLEURS  ANIMÉES 

(le  son  mrlier?  tandis  que  son  père  s'appelait  tout  simplement 
Jérôme ,  et  qu'elle  exerçait  la  profession  de  couturière  au 
bourg-,  sous  le  nom  de  Marcelle. 

Je  ne  puis  décemment  pas  laisser  s'accréditer  plus  long- 
temps de  semblables  erreurs,  continua  la  Fée;  il  est  temps  de 
rétablir  les  faits  ,  et  elle  rentra  dans  sa  maison  pour  travailler 
au  mémoire  suivant  qu'elle  adressa  à  l'Académie. 


II 


MÉMOIRE     TOUCHANT      L'ORIGINE     DE     LA     VIOLETTE 

Messieurs  les  AcADÉMIClE^'s, 

S'il  est  une  science  qui  mérite  de  fixer  l'attention  des 
hommes  et  des  savants,  c'est,  à  coup  sûr,  celle  qui  se  rattache 
à  l'origine  des  fleurs. 

Cette  science  est  aujourd'hui  obscurcie  par  les  ténèbres  de 
l'ignorance  ;  une  foule  de  notions  fausses  sont  répandues  :  si 
on  ne  s'empressait  de  prendre  ces  précautions,  le  mal  serait 
bientôt  sans  remède. 

Il  est  du  devoir  d'un  corps  aussi  respectable,  aussi  illustre, 
aussi  éclairé  que  celui  auquel  j'ai  l'honneur  de  m'adresser, 
de  populariser,  de  répandre,  de  sanctionner  les  grandes  véri- 


GRAVE  CONFLIT  131 

tés  historiques,  politiques,  pbilosopliiques  et  autres.  C'est 
donc  avec  confiance  que  je  m'adresse  à  l'Académie,  persuadée 
d'avance  qu'elle  accordera  à  mes  rectifications  toute  l'atten- 
tion dont  elles  sont  dignes  à  tous  les  égards. 

Qu'il  me  soit  permis,  avant  d'entrer  en  matière,  de  sou- 
mettre à  la  docte  assemblée  quelques  réflexions  générales  qui 
me  paraissent  indispensables  pour 


III 


INTERRUPTION 


Nous  croyons  devoir  prendre  la  liberté  de  supprimer  ces 
réflexions  générales;  comme  la  forme  adoptée  par  la  Fée 
pourrait  produire  à  la  longue  une  impression  fort  peu  ré- 
créative sur  le  lecteur,  nous  remplaçons  la  partie  du  mémoire 
qui  donne  l'historique  exact  de  la  Violette  par  un  récit  simple 
et  animé.  Notre  intention  avait  d'abord  été  d'employer  à  cet 
effet  le  langage  des  dieux,  autrement  dit  la  poésie ,  mais 
n'ayant  pas  notre  dictionnaire  de  rimes  sous  la  main,  nous 
nous  contenterons  d'une  honnête  prose. 


132  LES  FLEURS  ANIMÉES 


IV 


MARCELLE 

C'était  jour  de  fête.  Toutes  les  jeunes  filles  du  bourg-  sor- 
taient de  leur  demeure  en  beaux  déshabillés. 

Les  unes  allaient  se  promener  dans  la  campagne,  les  autres 
accouraient  aux  sons  du  tambourin,  donnant  le  gai  signal  de 
la  danse. 

Toutes  songeaient  à  rire,  à  folâtrer,  à  s'amuser  et  à  paraître 
belles. 

Une  seule  restait  enfermée  chez  elle  :  c'était  Marcelle,  la 
jolie  fille  à  Jérôme  le  jardinier. 

—  Viens  avec  nous,  Marcelle,  lui  criaient  ses  compagnes 
en  passant  :  l'air  est  embaumé  de  la  douce  senteur  de  l'arbre 
aux  prunelles,  le  ciel  est  bleu;  viens  avec  nous  à  la  danse  de 
mai. 

Marcelle  secouait  la  tète  doucement,  et  si  quelque  jeune 
garçon  voulait  lui  jeter  un  bouquet,  elle  fermait  ses  volets  et 
se  mettait  à  travailler  de  plus  belle. 

Comme  tout  est  propre  et  reluisant  dans  la  chambre  de 


GRAVE  CONFLIT  133 

Marcelle  !  on  dirait  qu'elle  a  communiqué  sa  grâce  virginale 
à  tous  les  objets  qui  l'entourent.  Voilà  son  lit  avec  sa  courte- 
pointe à  franges  blanches,  l'armoire  de  noyer,  la  chaise  de 
paille,  le  rouet  de  sa  mère,  l'étroit  miroir  fixé  contre  le  mur, 
le  bénitier ,  et  l'image  de  la  Vierge  qui  veille  sur  elle  quand 
elle  s'endort. 

Si  Marcelle  travaille  un  jour  de  fête,  ce  n'est  pas  par  ava- 
rice, au  moins,  ni  par  coquetterie  :  son  aiguille  se  meut  pour 
le  pauvre.  Aussi,  comme  elle  va  et  vient  avec  rapidité,  comme 
elle  est  agile  et  vive  !  Demain  la  vieille  Jacqueline  aura  un 
casaquinbien  ample,  bien  chaud,  pour  préserver  ses  membres 
usés  et  affaiblis  des  atteintes  de  la  bise. 

En  faisant  aller  son  aiguille,  Marcelle  chante  sa  chanson 
favorite  : 

Je  voudrais  être  petite  fleur. 

Si  j'étais  petite  fleur,  je  choisirais  un  endroit  écarté  dans  la  mousse, 

Un  endroit  écarté  au  bord  de  l'eau, 

Et  cachée  dans  l'herbe,  je  passerais  ma  vie  à  regarder  le  ciel. 

Cette  chanson  a  encore  bien  d'autres  couplets,  mais 
c'étaient  ceux-là  que  préférait  Marcelle. 

Vers  le  soir,  elle  descendit  dans  son  jardin,  un  jardin  plein 
de  beaux  arbres,  de  belles  fleurs,  d'eaux  murmurantes  et  de 
hautes  touffes  d'herbe. 


,31  LKS   FLEURS  AM.MKES 

Criait  le  pèro  Jri-ùiiio.  lo  vieux  jardinier  du  clialeau,  qui 
cultivait  ce  jardin,  sa  seule  distraction  et  celle  de  sa  fille  ; 
aussi  fallait-il  voir  comme  les  fleurs  se  mariaient  harmonieu- 
sement aux  arbustes,  quelles  gracieuses  formes  prenaient  les 
rameaux,  et  comme  le  gazon  se  courbait  mollement  sous  les 
pas  ! 

La  Fée  aux  Fleurs  aimait  beaucoup  le  père  Jérôme;  elle 
venait  souvent  dans  son  jardin  et  elle  le  regardait  travailler, 
bêcher  la  terre,  tailler  ses  arbres,  émonder  ses  fleurs  ;  pre- 
nant plaisir  à  essuyer  de  temps  en  temps,  du  bout  de  son  aile, 
la  sueur  tombant  du  front  du  vieillard. 

Ce  jour-là,  elle  était  venue  visiter  le  jardin  du  père  Jérôme. 
Lorsque  sa  fille  descendit  dans  le  jardin,  la  Fée  avait  l'œil 
fixé  sur  le  calice  d'une  reine-marguerite. 

II  lui  prit  fantaisie  de  regarder  au  fond  du  cœur  de  Mar- 
celle :  calice  pour  calice,  le  cœur  de  la  jeune  fille  était  aussi 
pur. 

L'écho  apportait  cependant  au  milieu  de  la  solitude  le  son 
du  tambourin,  les  cris  joyeux  des  jeunes  filles,  toutes  les  har- 
monies, tous  les  parfums,  tous  les  désirs  d'une  belle  fin  de 
journée  de  printemps. 

Marcelle  s'était  assise  sur  l'herbe,  et  elle  ne.  songeait  qu'au 
bonheur  qu'éprouverait,  le  lendemain,  la  vieille  Jacqueline. 


GRAVE  CONFLIT  i'.ili 

En  voyant  tant  d'innocence  et  de  candeur,  la  Fée  aux 
Fleurs  se  sentit  attendrie. 

Pauvre  fille  du  peuple  !  dit-elle  ;  pure  comme  la  neig-e  des 
glaciers,  bonne  comme  la  nature,  ta  seule  institutrice;  belle 
comme  l'innocence,  parfumée  de  chasteté  et  de  modestie,  qui 
te  préservera  des  tentatives  des  riches  et  des  méchants?  qui  te 
sauvera  des  pièges  oii  sont  tombées  tant  de  tes  compagnes  ? 

Sans  se  douter  du  monologue  dont  elle  était  le  sujet, 
Marcelle,  les  yeux  fixés  au  ciel,  murmurait  son  refrain  habi- 
tuel : 

Je  voudrais  être  petite  fleur. 

Si  j'étais  petite  fleur,  je  choisirais  un  endroit  écarté  dans  la  mousse, 

Un  endroit  écarté  au  bord  de  l'eau, 

Et  cachée  dans  l'herbe,  je  passerais  ma  vie  à  regarder  le  ciel. 

La  Fée  aux  Fleurs  voulut  exaucer  cette  prière  :  elle  étendit 
sa  bag'uette  sur  Marcelle. 

Aussitôt  elle  disparut  sous  un  voile  de  feuilles,  et,  à  la 
place  oi^i  elle  était,  apparut  une  fleur  dont  les  feuilles  étaient 
couvertes  des  perles  de  la  rosée  ;  on  eût  dit  des  larmes  dans 
un  œil  bleu. 

C'était  Marcelle  qui  disait  adieu  à  son  père. 

La  Violette,  c'est  la  fille  du  peuple,   c'est  avec  son   dé- 


,36  LES   FLEURS  ANIMEES 

vouement,  sa  candeur,  sa  pureté,  sa  modestie,  que  la  Fée  aux 
Fleurs  a  composé  le  parfum  de  la  violette. 


V 


RÉPONSE     DE     L'ACADÉMIE     AU     MÉMOIRE     SUSMENTIONNE 

—   EXTRAIT    DU    REGISTRE     DES    DÉLIBÉRATIONS    — 

Ce...  du  mois  de...  année...  l'Académie  de...  réunie  dans 
le  local  ordinaire  de  ses  séances,  a  écouté  les  conclusions 
du  rapport  de  l'illustre  poète  Jacobus  au  sujet  de  l'origine  de 
la  Violette. 

Ces  conclusions  portent  : 

r  Qu'on  ne  doit  ajouter  qu'une  foi  médiocre  aux  rensei- 
gnements fournis  à  la  science  par  des  êtres  dont  l'existence 
est  aussi  peu  prouvée  que  celle  des  fées  ; 

2°  Qu'on  ne  peut  donner  sur  toutes  choses  que  des  détails 
apocrj^hes,  quand  on  est  apocryphe  soi-même  ; 

3"  Que  les  témoignages  des  siècles  s'accordent  à  démon- 
trer que  les  fleurs  ont  toutes  une  origine  essentiellement  my- 
thologique. 

En  conséquence, 


GRAVE  CONTMT  137 

L'Académie  déclare  que  la  Violette  lui  semble  plus  que 
jamais  fille  d'Atlas. 

Elle  affirme,  en  outre,  sur  son  ûme  et  sur  sa  conscience, 
devant  Dieu  et  devant  les  hommes,  que  la  fille  d'Atlas  était 
nymphe  de  naissance,  et  que  les  dieux,  pour  la  soustraire  aux 
poursuites  d'Apollon,  la  changèrent  en  violette. 


VI 


APARTE 


Il  est  certain  que  le  poète  Jacobus  commet  une  grossière 
erreur,  et  que  la  version  de  la  Fée  aux  Fleurs  est  la  seule 
bonne,  la  seule  véritable. 

Ceci  n'est  qu'un  monument  de  plus  de  l'ineptie  des  corps 
savants  en  général,  et  des  académies  en  particulier. 


VII 


LA     VIOLETTE     DEVENUE     FEMME 

Pour  nous  et  pour  les  esprits  avancés,  il  reste  donc  bien 
constaté  que  la  Fée  aux  Fleurs  a  seule  raison. 

18 


\3!<  LES  FLErnS  ANIMEES 

Les  personnes  qui  ont  suivi,  avec  toute  lallention  que  com- 
porte une  besogne  aussi  grave  et  aussi  importante,  le  fil  de  ce 
D'cit.  n'ont  point  ()u])Iié  qu'il  a  été  question  au  commence- 
ment de  l'apparition  de  la  Violette  dans  un  somptueux  équi- 
page, dans  tout  l'éclat  de  la  toilette  et  du  luxe. 

Qu'a-t-elle  fait  de  sa  modestie  première?  Comment  la  fdle 
du  peuple  est-elle  devenue  grande  dame? 

0  Marcelle  !  devais-tu  nous  tromper  ainsi  en  reparaissant 
sur  la  terre  sous  ton  ancienne  forme  ! 

De  tous  les  changements  dont  la  Fée  aux  Fleurs  a  été  le 
témoin,  c'est  le  tien  qui  lui  a  été  le  plus  sensible. 

]\e  nous  hâtons  pas  cependant  de  condamner  Marcelle. 

Il  lui  est  arrivé  la  même  chose  qu'à  tant  d'autres  de  ses 
compagnes  qui  manquent  d'expérience. 

On  est  jeune,  on  est  belle,  on  est  femme,  on  entend  deux 
voix  qui  chantent  dans  votre  cœur. 

L'une  vous  dit  :  Reste  dans  le  pré  à  côté  de  la  touffe  d'herbe, 
sur  le  bord  du  ruisseau  oii  le  ciel  te  fit  naître  :  le  bonheur  est 
dans  l'obscurité. 

L'autre  murmure  à  votre  oreille  :  La  beauté  et  la  jeunesse 
sont  deux  présents  du  ciel;  malheur  à  l'avare  qui  les  enfouit. 


GRAVE  CONFLIT  139 

Le  ruisseau  ne  retient  aucune  image,  la  touffe  d'herlie  ne  garde 
aucun  parfum,  le  bonheur  est  parmi  les  hommes. 

Longtemps  l'âme  flotte  indécise,  elle  écoute  les  deux  con- 
certs :  bientôt  l'une  des  deux  voix  s'efface,  l'autre  continue  à 
se  faire  entendre  :  c'est  celle  qui  vante  le  bruit,  l'éclat,  les 
plaisirs  du  monde;  il  faut  bien  finir  par  l'écouter. 

Alors  on  se  lance  dans  le  tourbillon  des  fêtes,  des  spectacles; 
on  est  d'autant  plus  adulée,  plus  recherchée,  que  le  fond  du 
caractère  forme  un  piquant  contraste  avec  la  vie  que  l'on 
mène. 

Un  moment  on  peut  se  croire  heureuse. 

Mais  bientôt  survient  le  désenchantement,  et  avec  lui  le 
dégoût,  la  fatigue,  le  dédain. 

Au  milieu  de  toutes  les  joies  extérieures,  on  éprouve  le 
regret  de  l'ancienne  existence,  et  le  remords  de  celle  qui  est 
devenue  votre  partage. 

Ne  vous  est-il  jamais  arrivé  de  voir,  dans  l'entraînement 
du  bal,  s'étendre  subitement  sur  un  front  jeune  et  brillant  un 
voile  de  tristesse,  et  de  beaux  yeux  se  détourner  dans  l'ombre 
pour  pleurer? 

Voulez-vous  savoir  ce  qui  cause  cette  tristesse,  ce  qui  iait 
couler  ces  larmes? 


140  I^ES  FLEURS  ANIMEES 

C'est  le  regret  de  l'innocence  perdue,  c'est  le  souvenir  de  la 
douce  obscurité  d'autrefois. 


VIII 

UNE     LARME     DE     FÉE 

Les  lumières  qui  éclairaient  le  château  qu'habite  Marcelle 
se  sont  étîeintes  depuis  longtemps  ;  les  étoiles  vont  bientôt 
pâlir,  le  rossignol  du  bord  de  l'eau  se  hâte  d'achever  sa  mélo- 
dieuse cavatine  :  c'est  l'heure  oi^i  la  Fée  aux  Fleurs  s'apprête 
à  fermer  les  yeux  des  Belles-de-Nuit. 

Elle  s'avance  d'un  pied  léger,  pour  ne  pas  troubler  le 
sommeil  qui  commence  à  les  gagner.  Tout  à  coup  elle  s'arrête. 

Un  bruit  inaccoutumé  se  fait  entendre  :  des  plaintes,  des 
sanglots,  puis  l'écho  affaibli  d'une  chanson  mélancolique. 

La  Fée  prête  l'oreille;  elle  se  dirige  vers  l'endroit  d'oi^i  part 
le  bruit.  Est-ce  le  vent  qui  gémit  dans  un  massif  de  trembles, 
ou  la  source  qui  pleure  en  quittant  les  flancs  protecteurs  du 
rocher  ? 

Aucun  vent  ne  ride  la  cime  des  arbres,  la  mousse  empêche 
d'entendre  le  bruit  de  la  source. 

C'est  une  femme  qui  pleure,  la  Fée  l'a  reconnue. 


GRAVE   CONFLIT  141 

C'est  Marcelle  qui  a  quitté  son  lit  de  soie  et  de  duvet  pour 
descendre  dans  la  plaine. 

Le  sommeil  a  fui  ses  paupières,  ou  ne  lui  fait  voir  que  des 

songes  pleins  de  tristesse  ;  elle  souffre,  ses  yeux  sont  inondés 
de  larmes. 

Elle  songe  au  temps  oii  elle  était  violette,  où  elle  se  réveillait 
toute  frissonnante  sous  les  frais  baisers  de  la  rosée. 

Elle  chante  comme  autrefois  : 

Je  voudrais  être  petite  fleur. 

Il  y  a  des  voix  qui  touchent,  des  accents  qui  ne  mentent 
pas. 

En  écoutant  Marcelle,  la  Fée,  qui  volait  au-dessus  de  sa 
tête,  se  sentit  attendrie;  en  la  voyant  si  belle  et  si  malheu- 
reuse, elle  pleura. 

Une  de  ses  larmes  tomba  sur  le  front  brûlant  de  Marcelle. 

Aussitôt  sa  métamorphose  s'opéra. 

La  Fée  avait  exaucé  une  seconde  fois  la  prière  contenue 
dans  sa  chanson. 

Le  lendemain,  on  fit  chercher  Marcelle  de  tous  les  côtés; 
personne  ne  put  donner  de  ses  nouvelles. 


142 


LliS  FLEURS  AiMiMÉES 


Seulement,  à  l;i  place  où  elle  avait  coutume  de  s'asseoir 
chaque  nuit,  on  trouva  une  mag'nifique  violette  cachée  sous  le 
gazon. 

Sa  heauté  ne  sautait  point  aux  yeux,  mais  elle  se  trahissait 
par  son  parfum. 

Pour  rendre  à  Marcelle  sa^  forme  première,  il  avait  suffi 
d'une  chose  : 

Le  repentir. 


GANZONE 


-c^»o- 


LA    FLEUR    D'OUBLI 


^^âfSwP^^'l     L  faut  fuir  la  fleur  d'oubli,  il  ne  faut  pas  se 
laisser  prendre  à  son  parfum  décevant. 


J"  Elle    est  belle   et  souriante,    elle   vous 

regarde  avec  des  yeux  doux;  elle  semble 
%^^^~^'—     vous  appeler  et  vous  dire  :  «  Viens,  je  suis 
ton  ami,  je  te  consolerai.  » 

Connaissez-vous  Ulric  le  chasseur? Il  a  cueilli  la  fleur  d'oubli. 

D'abord,  un  calme  profond  a  succédé  à  ses  tourments;  il  a 
pu  regarder  sans  trouble  celle  qui  le  faisait  tant  soufl'rir. 


144  Lt:S  FLEURS  ANIMÉES 

Ulric  s'est  lassé  de  son  indifierencc,  et  il  a  voulu  aimer 
encore  ;  mais  il  avait  cueilli  la  fleur  d'oubli. 

On  n'aime  plus  jamais  quand  on  a  oublié  une  fois. 

Ulric  erre  dans  les  bois;  il  se  promène  dans  la  plaine,  il 
g-ravit  la  montagne,  il  demande  à  l'oiseau  du  bocag-e,  à  la  fleur 
du  sillon,  à  la  source  de  la  montagne,  pourquoi  lui  seul  ne  peut 
plus  aimer.  L'oiseau,  la  fleur,  la  source  lui  répondent  :  «  Tu 
as  cueilli  la  fleur  d'oubli.  » 

Le  chasseur  regrette  le  temps  où  il  était  malheureux  :  du 
moins,  alors,  il  sentait  battre  son  cœur. 

—  Ah  !  s'écrie-t-il,  il  est  donc  des  maux  dont  on  ne  guérit 
que  pour  souff'rir  davantage  ! 

Il  faut  fuir  la  fleur  d'oubli;  il  ne  faut  pas  se  laisser  prendre 
à  son  parfum  décevant. 

—  Dis-moi,  mon  doux  ami,  dis-moi  son  nom,  afin  que  je 
puisse  la  reconnaître. 

On  lui  a  donné  le  nom  de  lunaire;  mais  les  hommes  ne 
savent  pas  son  nom  véritable,  elle  n'en  a  pas  pour  eux,  elle 
s'appelle  la  fleur  d'oubli. 

—  Où  donc  croit-elle?  Dans  les  blés  jaunis  par  l'été,  dans 
les  fentes  de  la  vieille  tourelle,  au  milieu  des  grands  prés, 


LA  FLEUR  D'OUBLI 


14^ 


SOUS  les  tonnelles,  ou  bien  tout  là-bas,  là-bas,  au  mystérieux 
pays  des  Génies? 

—  Non  pas,  non  pas,  ô  jeune  belle!  Au  fond  du  cœur 
se  cache  le  germe  qui  contient  la  fleur  éternelle ,  la  fleur 
d'oubli. 


^^jiêh^^'^     /îf 


19 


'â'i/;.//  wm.  r  Ol:/^  i^r^,  ,<  /},^y 


Cb     Ceo-:fto7 


NENUPHAR 


SCEUB   HéHUPHAH 


-^r\j\/\rj\S\f\nr — 


E  diable,  un  jour,  traversant  la  ville  de 
Bruges,  passa  devant  le  couvent  des  Ur- 
sulines.  Les  religieuses ,  réunies  dans  la 
chapelle,  chantaient  les  louanges  du  Sei- 
gneur. 


Le  diable  a  toujours  été  dilettante.  —  Parbleu!  se  dit-il, 
voilà  les  plus  jolies  voix  que  j'aie  entendues  de  ma  vie  : 
entrons  un  moment  et  écoutons  la  fin  du  concert.  Et  il  entra. 


Tout  en  écoutant  la  musique,  le  diable,  qui  est  fort  curieux, 
comme  chacun  sait,  voulut  savoir  si  les  religieuses  étaient 
aussi  jolies  femmes  que  bonnes  musiciennes;  il  se  mit  à  les 


U8  LES  FLEURS  ANIMÉES 

regarder,  et,  en  fin  connaisseur  qu'il  est,  ses  yeux  s'anvtè- 
rent  sur  une  ursuline  placée  juste  à  l'entrée  du  chœur,  près 
du  maître-autel. 

Jamais  figure  plus  belle ,  plus  innocente ,  plus  calme ,  ne 
s'olTrit  aux  regards  d'un  peintre  ou  d'un  diable.  Ses  grands 
yeux  doux ,  son  air  de  profonde  tranquillité ,  excitèrent 
l 'amour-propre  du  diable.  —  Voilà,  pensa-t-il,  une  char- 
mante créature  heureuse  de  réciter  ses  patenôtres,  ne  voyant 
rien  au  delà  des  murs  de  son  couvent,  l'exemple  et  le  modèle 
de  sa  communauté.  II  serait  plaisant  de  lui  ouvrir  enfin  les 
yeux,  et  de  faire  de  la  sainte  un  petit  démon. 

Aussitôt  dit,  aussitôt  fait.  Yoilà  le  diable  qui  se  métamor- 
phose en  galant  cavalier,  et  qui,  en  frisant  sa  moustache,  se 
met  à  regarder  l'ursuline. 

II  est  difficile,  pour  ne  pas  dire  impossible,  de  sentir  l'œil 
du  diable  se  fixer  sur  le  sien,  sans  éprouver  comme  une  espèce 
de  commotion  nerveuse.  Personne  n'échappe  à  cette  influence; 
la  nonne  la  subit.  Elle  tourna  ses  yeux  du  côté  du  beau  cava- 
lier, par  une  espèce  de  mouvement  machinal,  puis  elle  les 
laissa  retomber  languissamment  sur  son  missel.  Pendant  tout 
le  reste  de  l'office,  le  diable  en  fut  pour  ses  frais. 

Cependant  il  ne  se  tint  pas  pour  battu. 

A  l'heure  oîi  les  religieuses  descendent  au  jardin  pour  res- 
pirer l'air  tiède  et  pur  d'une  belle  fin  de  journée  printanière. 


SŒUR  NÉNUPHAR  149 

le  diable  se  glissa  sous  les  arbres  ;  il  cbercha  son  ursuline  et 
la  trouva  assise  sur  un  banc,  à  l'ombre  d'un  berceau  de  lilas 
odorant.  Elle  paraissait  en  proie  à  une  de  ces  rêveries  vagues, 
filles  dangereuses  des  soirs  embaumés. 

—  L'occasion  est  favorable,  se  dit  le  diable,  agissons. 

11  tira  de  sa  poche  le  cœur  d'une  jeune  fille  morte  d'amour, 
et,  le  faisant  brûler  en  guise  de  pastille  du  sérail,  il  en  par- 
fuma l'atmosphère. 

Aussitôt  évoqués  par  ce  charme  magique,  les  désirs  vinrent 
voltiger  autour  de  la  religieuse  ;  la  brise  glissa  dans  ses  che- 
veux comme  une  caresse,  les  grappes  du  lilas  s'inclinèrent 
amoureusement  sur  sa  tête;  les  fleurs,  l'onde,  les  oiseaux, 
tout  prit  une  voix  pour  lui  parler  d'amour. 

L'ursuline  se  leva  et  porta  la  main  à  son  front.  —  Le  charme 
opère,  pensa  le  diable;  avant  une  heure  elle  est  à  moi.  —  La 
nonne  était  retombée  comme  affaissée  sur  le  banc  de  gazon. 

—  Ouf!  fit-elle  après  un  moment  de  repos  :  il  fait  trop 
chaud  ici,  passons  au  réfectoire.  —  Dans  toute  la  magie  de 
Satan,  elle  n'avait  éprouvé  que  la  sensation  de  quelques  de- 
grés de  plus  de  chaleur.  Le  diable  était  furieux. 

Il  ne  voulut  pas  en  avoir  le  démenti. 

Le  soir,  il  s'introduisit  dans  la  cellule  de  la  religieuse  sous 
la  couverture  jaune  d'un  roman  à  la  mode  ;  il  se  déguisa  en 


130  LES  FLEURS  ANIMÉES 

in-octavo  et  s'rleiulit  tout  urand  ouvert  sur  le  prie-Dieu.  1! 
avait  choisi  la  page  la  plus  éehevelée  de  l'ouvrage,  une  scène 
d'amour  pantelante,  rutilante,  ébouriffante.  De  tout  temps  ces 
grands  morceaux  de  rhétorique  ont  troublé  toutes  les  imagi- 
nations et  fait  l'affaire  de  messire  Satanas. 

La  jeune  fille  prit  le  livre,  lut  la  page  marquée,  ouvrit  les 
bras  d'un  air  nonchalant,  bâilla  et  s'endormit  sur  sa  cou- 
chette. 

Pour  le  coup,  le  diable  était  outré. 

Il  ne  restait  plus  qu'à  essayer  des  songes.  Il  les  convoqua 
tous,  il  leur  donna  ses  instructions,  et  il  voulut  lui-même  les 
voir  à  l'œuvre.  Il  se  pencha  sur  le  lit  de  la  jeune  fille  :  les 
songes  vinrent  chacun  à  leur  tour  se  poser  sur  son  cœur;  rien 
n'indiqua  qu'elle  en  fût  le  moins  du  monde  troublée.  Son 
sommeil  était  paisible,  son  teint  égal,  son  pouls  régulier 
comme  de  coutume.  Il  parait  même  que  vers  le  milieu  de  la 
nuit  elle  se  mit  à  ronfler. 

—  Evidemment,  se  dit  le  diable,  voilà  une  nonne  qui  n'est 
pas  faite  comme  les  autres.  J'aurais  mis  en  révolution  tout  un 
couvent,  rien  qu'avec  un  seul  des  moyens  que  j'ai  employés 
contre  elle.  Il  faut  qu'elle  ait  un  charme  secret  qui  la  protège. 
On  dirait  qu'un  air  plus  froid  circule  autour  d'elle,  qu'une 
mystérieuse  influence  détend  les  nerfs,  alourdit  l'esprit,  fati- 
gue le  corps.  C'est  singulier,  j'éprouve  comme  une  espèce 


SOEUR   NÉNUPHAR  151 

(l'envie  de  dormir,  poursuivit  le  diable  en  se  frottant  les  yeux; 
qu'est-ce  que  cela  signifie?  Est-ce  que  je  subirais  l'influence 
du  roman  que  j'ai  été  obligé  de  lire? 

En  disant  ces  mots,  le  diable  s'endormit. 

Il  ne  se  réveilla  qu'à  l'heure  de  matines,  au  moment  oii  la 
relig-ieuse  quittait  sa  cellule  pour  se  rendre  à  la  chapelle.  Le 
diable  eut  besoin  de  se  secouer  longtemps  pour  se  réveiller; 
il  ne  reprit  ses  esprits  qu'à  dix-sept  kilomètres  de  Brug-es. 

Le  diable,  tout  malin  qu'il  est,  ne  s'était  point  douté  de 
l'adversaire  qu'il  attaquait. 

Une  fois  sur  la  terre,  ne  pouvant  aimer  ni  être  aimée,  inca- 
pable de  s'associer  aux  peines  et  aux  joies  de  l'humanité, 
morne  et  décolorée,  la  froide  fleur  du  rs'énuphar  n'avait  trouvé 
d'autre  refuge  qu'un  couvent.  La  vie  monotone  et  languis- 
sante des  religieuses  était  celle  qui  lui  convenait.  On  lui 
compta  comme  vertu  l'absence  de  toutes  les  vertus.  Sœur 
Nénuphar  mourut  en  état  de  sainteté  ;  les  ursulines  de 
Brug-es  poursuivent  sa  canonisation. 


PRIERE 


LES   FLEURS   DU   BAL 


-°  I!S''  J-''  IS'  ^^''='  '-'SI  'S'.'.  Cil  °~ 


ous  sommes  les  fleurs  du  bal,  les  pau- 
vres victimes  des  fêtes  joyeuses. 

Nous   arrivons  timides  et  modestes, 
parées  de  nos  charmes  seulement,  et  il 
nous  faut  lutter  contre  ces  fleurs  de  la 
terre  qu'on  appelle  les  diamants. 

Filles  du  feu,  l'opale,  l'améthyste,  la  turquoise,  la  topaze, 

scintillent  ;i  l'éclat  des  lumières. 

.  20 


154  LES   FLEKRS  ANIMÉES 

Nous  autres,  filles  de  l'air  et  do  la  rosée,  nous  n'ouvrons 
les  yeux  que  pour  reg-arder  la  lune  et  les  «Hoiles.  L'atmos- 
plière  du  bal  nous  dessèche  et  nous  brûle;  en  un  quart 
d'heure  nous  nous  flétrissons. 

Jeune  fille,  pourquoi  nous  mets-tu  dans  tes  beaux  che- 
veux? Regarde  sur  ta  toilette,  n'y  a-t-il  pas  des  fleurs  faites  de 
la  main  des  hommes?  des  fleurs  qui  ne  redoutent  ni  la  cha- 
leur, ni  la  poussière,  ni  les  rayons  des  lustres,  ni  le  frottement 
de  la  Ibule? 

Ne  nous  conduis  pas  au  bal,  jeune  fille;  laisse  tremper  nos 
pieds  flexibles  dans  ces  vases  de  cristal,  nous  parfumerons  ta 
demeure,  et  quand  tu  reviendras,  pâle,  fatiguée,  rêveuse,  tu 
nous  verras  souriantes,  et  nous  mêlerons  de  doux  songes  à  ton 
sommeil. 

Ne  nous  conduis  pas  au  bal,  jeune  fille. 

Mais,  hélas!  elle  ne  nous  entend  pas;  nous  entourons  ses 
cheveux  d'une  fraîche  guirlande,  nous  nous  épanouissons  sur 
son  sein  Allons,  il  faut  partir;  nous  sommes  les  fleurs  du 
bal,  les  pauvres  victimes  des  fêtes  joyeuses. 

Nos  feuilles  seront  arrachées  une  à  une  et  on  les  foulera 
aux  pieds  ;  avant  la  fin  du  bal  nous  ne  tiendrons  plus  à  ces 
cheveux,  cette  ceinture  nous  laissera  tomber.  Demain,  un 
grossier  valet  nous  ramassera  et  nous  jettera  dans  la  rue. 


LES  FLEURS  DU   BAL 


f5;j 


Encore  une  fois,  jeune  fille,  laisse-nous  ici;  nous  sommes 


si  bien  dans  ta  chambre  virginale! 


Tu  pars...  Prends  garde,  jeune  fille!  Fleur  vivante  du 
monde,  parure  animée  du  bal,  un  jour  peut-être  le  monde  te 
foulera  aux  pieds  comme  nous,  et  te  laissera  dans  la  rue. 


A\Y[^TE 


LAin^lEl\ 


Garnie r  frères 


'■\y\^-<^\^r^u^\^\ 


LE  MYRTE  &  LE  LAURIER 


LS  vivaient  tous  les  deux  à  la  campag-ne, 

le  marquis  et   le   colonel.  Vieux  tous  les 

Y^-i,   deux,  goutteux,   et,  ce  qu'il  y  a  de  pire, 


_^        quinteux  tous  les  deux,  ils  se  faisaient  de 
mutuelles   visites;  le   soir,    ils  se  réunis- 
'â-  --       ■"    saient  pour  jouer  au  reversis  et  se  rappeler 
ensemble  leur  vie  passée. 

Le  jour,  appuyés  tous  les  deux  sur  leurs  cannes  à  pomme 
d'or,  ils  faisaient  une  promenade  dans  la  campag-ne,  lorsque 
lag-outte,  le  rhumatisme,  le  catarrhe  et  le  temps  le  permet- 
taient. Le  marquis  aimait  à  se  diriger  du  côté  d'un  certain 
château  situé  à  quelques  portées  de  fusil  du  sien.  Il  apparte- 
nait à  la  présidente  de  Z... 


I.^;S  LES   FI.EURS  ANIMÉES 

Le  marquis  prrtfndait  que  la  présidente  se  mettait  derrière 
sa  jalousie  pour  le  voir  passer;  ce  qui  faisait  beaucoup  rire  le 
colonel,  attendu  que  le  marquis  avait  près  de  soixante-dix 
ans,  et  que  la  belle  présidente  touchait  à  la  soixantaine. 

—  Ces  vieux  troupiers,  murmurait  le  marquis,  ça  n'a  ja- 
mais rien  compris  à  l'amour. 

—  Ces  vieux  séducteurs,  mâchonnait  le  colonel,  ne  veulent 
pas  se  persuader  qu'il  y  a  une  fm  ù  tout. 

Et  sur  ce  thème,  ils  brodaient  une  foule  de  railleries  pi- 
quantes qu'ils  se  décochaient  mutuellement.  Ces  petites  escar- 
mouches animaient  la  promenade,  et  donnaient  du  mordant 
à  la  partie  de  reversis. 

Ce  marquis,  c'était  le  Myrte;  ce  colonel,  c'était  le  Laurier. 
L'un  avait  constamment  vécu  à  la  cour,  l'autre  n'avait  presque 
pas  quitté  les  camps.  Ils  s'étaient  retrouvés  après  une  longue 
absence,  et  quoiqu'on  dise  que  le  myrte  et  le  laurier  sont 
frères,  le  marquis  et  le  colonel  passaient  leur  temps  à  se  que- 
reller. 

Ce  soir-là,  les  deux  compagnons  étaient  encore  de  plus 
mauvaise  humeur  que  de  coutume.  Le  colonel  venait  de  jeter 
la  dame  de  cœur  sur  la  table,  et  le  marquis  restait  sans  ré- 
pondre à  son  attaque. 

Il  y  a  des  distractions  qui  exaspèrent  un  joueur. 


LE  MYRTE   ET  LE  LAURIER  159 

—  Eh  bien  !  s'écria  le  colonel,  jouercz-vous  ? 

—  Pique  !  répliqua  le  marquis. 

—  Vous  renoncez  au  cœur? 

—  Pardon,  je  n'avais  pas  vu  mon  jeu  ;  et  il  ramassa  la  carte 
qu'il  venait  de  laisser  tomber. 

—  Parbleu,  marquis,  à  quoi  songez-vous  donc?  poursuivit 
le  colonel  en  ricanant.  Est-ce  que  les  beaux  yeux  de  la  prési- 
dente vous  feraient  perdre  la  raison  ? 

Sans  paraître  faire  attention  au  ton  narquois  du  Laurier,  le 
Myrte  s'écria  : 

Je  l'aime  du  plus  tendre  amour. 
Elle  m'évite,  la  cruelle  : 
Qu'elle  soit  laissée  à  son  tour, 
Et  qu'un  rival  me  venge  d'elle! 

—  Bravo!  fit  le  colonel.  Le  marquis  continua  : 

Que  ses  pleurs  coulent  vainement, 
Qu'elle  tombe  aux  pieds  d'un  amanf, 
Et  qu'il  soit  sourd  à  sa  prière; 
Qu'elle  éprouve  enfin  le  tourment 
D'aimer  et  de  cesser  de  plaire! 

Après  qu'il  eut  achevé,  le  colonel  regarda  le  marquis  d'un 
air  de  compassion. 


I<i((  I,ES  FLEURS  ANIMÉES 

—  Pauvre  garçon!  lit-il,  coiiiiiic  s'il  su  parlait  à  lui-mùme; 
il  se  croit  encore  à  l'ancienne  cour,  au  temps  on  l'on  vivait  de 
madrigaux  et  de  bouquets  à  Chloris,  où  l'on  faisait  des  stances 
sur  la  mort  du  griflbn  de  la  petite  baronne,  et  où  l'on  soupi- 
rait une  élégie  sur  la  perruque  envolée  de  madame  la  surin- 
tendante. Jolie  manière  de  faire  l'amour  ! 

En  écoutant  cette  apostrophe,  le  marquis  ne  put  se  con- 
tenir. 

—  Il  vous  sied  bien  de  parler  d'amour,  s'écria-t-il,  à  vous 
qui  n'avez  fait  la  cour  qu'à  des  bourg-eoises  des  petites  villes 
où  vous  avez  été  en  garnison  î  Vous  vous  moquez  des  petits 
soins  et  des  petits  vers,  parce  que  vous  n'avez  jamais  pu  com- 
prendre leur  charme,  reître,  draban,  pandour  que  vous  êtes! 

Le  colonel  s'échautfa. 

—  Une  belle  doit  se  prendre  d'assaut  comme  une  citadelle. 

—  Il  n'y  a  que  les  attentions  délicates  qui  séduisent  la 
beauté. 

—  Un  front  couronné  de  lauriers  n'a  qu'à  se  montrer  pour 
subjuguer  les  plus  rebelles. 

—  C'est  avec  une  ceinture  de  myrte  qu'on  enlace  les 
amours. 

Si  un  troisième  interlocuteur  se  fût  trouvé  là,  il  aurait  pu 


LE  MYRTE   ET  LE    LAURIER  101 

mettre  d'accord  les  parties  belligérantes,  en  leur  faisant  voir 
que  le  myrte  et  le  laurier  se  marient  admirablement,  qu'ils  ne 
vont  guère  l'un  sans  l'autre,  qu'il  est  aussi  rare  de  voir  un 
brave  insensible  aux  charmes  de  la  beauté,  qu'un  sectateur 
de  Vénus  ennemi  de  Bellone,  mais  le  colonel  et  le  marquis 
se  trouvaient  seuls;  de  plus,  le  baromètre  était  depuis  huit 
jours  au  variable,  les  rhumatismes  rendaient  les  deux  adver- 
saires encore  plus  intraitables.  Le  colonel  proposa  un  duel 
au  marquis. 

—  Sortons!  répondit-il  aussitôt. 

Mais  ni  l'un  ni  l'autre  ne  purent  bouger  de  leurs  fauteuils. 

Pauvre  Myrte  !  Pauvre  Laurier  ! 

Ils  sont  là  tous  les  deux  à  se  disputer  sur  leur  prééminence, 
et  pendant  ce  temps-là  le  monde  les  oublie,  le  monde  se 
moque  de  leur  système.  Le  monde  n'en  est  plus  depuis  bien 
longtemps  au  myrte  et  au  laurier. 

La  galanterie  et  la  bravoure  sont  deux  qualités  passées  do 
mode  :  le  ridicule  en  a  fait  justice. 

Pour  qui  se  montrerait-on  galant?  Pour  des  femmes  qui 
fument,  qui  boivent  du  grog,  qui  montent  à  cheval,  qui  font 
de  l'escrime  et  des  romans  ! 

A  quoi  sert  la  bravoure?  Il  n'y  a  plus  de  guerres  aujour- 

1.  21 


162  LES  FLEURS  ANIMÉES 

d'hui;  on  ne  se  bat  plus  en  duel;  un  héros  n'est  plus  qu'un 
être  souverainement  ridicule. 

Le  règne  du  myrte  et  du  laurier  est  passé. 

Le  marquis  et  le  colonel  ne  s'en  doutaient  pas;  ils  s'étaient 
retirés  du  monde  assez  à  temps  pour  cela  :  ils  devaient  em- 
porter leurs  illusions  dans  la  tombe. 

Leur  vie,  du  reste,  avait  été  des  plus  heureuses. 

Aussitôt  arrivé  sur  la  terre,  le  Myrte  s'était  incarné  dans  la 
personne  d'un  marquis. 

On  le  vit  à  la  cour,  leste,  pimpant,  spirituel,  g-alant,  le  pre- 
mier des  hommes  dans  l'art  difficile  de  l'acrostiche  et  dubout- 
rimé. 

Il  apprit  à  broder  au  métier,  à  parfiler  et  à  faire  les  décou- 
pures. 

Il  passait  sa  journée  à  écrire  des  billets  doux  et  à  rimer  des 
épîtres  amoureuses. 

Il  eut  des  succès  à  n'en  plus  fmir. 

Le  Laurier,  comme  de  raison ,  choisit  une  carrière  tout  n 
fait  opposée. 

En  passant  sur  le  Pont-Neuf,  il  suivit  un  raccoleur  qui 
l'engagea  au  service  du  roi  de  France. 


LE  MYRTE   ET  LE  LAURIER  163 

Il  fit  campagne  avec  le  prince  de  Soubisc,  et  prit  Port- 
Mahon  au  son  dos  violons  du  maréchal  de  Richelieu. 

Il  se  retira  avec  le  brevet  de  colonel. 

Pendant  toule  la  durée  de  sa  carrière  militaire,  il  mena 
l'amour  tambour  battant,  mèche  allumée,  ce  qui  ne  l'empêcha 
pas  d'avoir  autant  de  succès  que  son  camarade  le  Myrte. 

Aussi  ne  pouvait-il  souffrir  les  airs  de  supériorité  que  ce 
dernier  se  donnait  de  temps  en  temps,  et  qui  faisaient  naître 
entre  eux  des  sujets  de  querelles  sans  cesse  renaissants. 

La  discussion  que  nous  venons  de  raconter  avait  été  beau- 
coup trop  loin  pour  qu'il  fût  possible  qu'elle  en  restât  là.  Une 
fois  assis  ou  plutôt  cloués  sur  leurs  fauteuils,  ils  se  regardè- 
rent comme  deux  chiens  de  faïence,  d'autres  diraient  comme 
deux  lions.  Enfin,  le  marquis  toussa  et  reprit  ensuite: 

- —  Ah  !  c'était  là  le  bon  temps  !  Il  voulut  continuer,  mais 
un  violent  accès  de  toux  lui  coupa  la  parole. 

Le  colonel  profita  de  ce  moment  de  répit  pour  bourrer  son 
nez  de  tabac,  tout  en  faisant  voir,  par  de  nombreux  signes  de 
tête,  qu'il  approuvait  l'exclamation  finale  de  son  interlocuteur. 

—  Mon  cher  ami,  fit-il  après  un  moment  de  silence  en  s'a- 
dressant  au  marquis,  savez-vous  une  chose  ? 

—  Quoi  donc? 


IG4  LKS   FLEURS  ANIMÉES 

—  C'est  que  nous  ferions  bien  de  song-er  dès  à  présent  à  la 
retraite.  La  guerre  et  la  g-alanterie  ont  l'ait  leur  temps;  la  jeu- 
nesse méprise  les  feux  de  Vénus  aussi  bien  que  les  jeux  de 
Mars;  on  vous  traite  de  papillon  et  moi  d'invalide.  Il  faut  sa- 
voir se  retirer  à  propos.  L'art  des  retraites  est  peut-être  le 
plus  difficile  de  tous.  Notre  passage  sur  la  terre  n'aura  pas  été 
sans  charme,  si  nous  savons  nous  préserver  de  l'ennui  des 
derniers  moments;  retournons  chez  notre  excellente  amie  la 
Fée  aux  Fleurs. 

—  Mais  vous  n'y  song-ez  pas  ! 

—  Au  contraire,  je  ne  songe  qu'à  cela. 

—  Et  la  présidente? 

Le  colonel  ne  put  s'empêcher  de  rire  à  gorge  déployée. 

—  Palsambleu  !  s'écria  le  marquis. 

—  Tout  beau,  ne  vous  fâchez  pas,  répondit  le  colonel  en 
continuant  à  rire. 

—  Vous  me  rendrez  raison,  s'écria  le  marquis  en  montrant 
son  blason. 

—  Quand  vous  voudrez,  riposta  fièrement  le  colonel  à  l'at- 
taque de  son  compagnon. 

—  Insolent! 


LK  MYRTE   ET  LE   LAUHIEH  165 

—  Fat  ! 

Nous  avons  oublié  de  vous  dire  que  le  blason  du  marquis 
consistait  en  une  branche  de  myrte  tenue  par  un  Amour  et 
écartelée  d'une  écharpe  de  soie.  Les  armoiries  du  colonel, 
car  il  avait  aussi  ses  armoiries,  consistaient  en  un  bouclier 
ombragé  de  laurier,  passé  dans  une  main  à  gantelet  de  fer. 
Ils  juraient  assez  volontiers,  l'un  par  son  blason,  l'autre  par 
ses  armoiries. 

Le  Myrte  et  le  Laurier  allaient  se  prendre  aux  cheveux; 
mais,  cette  fois,  ce  fut  un  violent  accès  de  toux  qui  les  retint 
cloués  sur  leurs  sièges.  Un  catarrhe  épargna  à  l'humanité  une 
nouvelle  et  terrible  tragédie. 

Ce  fut  le  Myrte  qui  recouvra  le  premier  la  parole. 

—  Je  vous  trouve  singulier,  fit-il,  d'avoir  l'air  de  mettre  en 
doute  mes  succès,  moi,  la  fleur  des  marquis  de  mon  temps  ! 

—  11  yous  sied  bien,  riposta  le  Laurier,  de  me  menacer, 
moi,  le  foudre  de  guerre  de  mon  époque! 

—  Foudre  éteint  ! 

—  Fleur  fanée  ! 

Plus  irrités  que  jamais,  ils  firent  une  dernière  et  suprême 
tentative  pour  se  joindre.  Cet  effort  violent  les  emporta.  Sans 


Klf) 


LES   TLI-URS  ANIMÉES 


doute,  un  vaisseau  se  brisa  dans  leur  poitrine;  ils  expirèrent 
à  la  fois.  Le  Myrte,  à  ses  derniers  moments,  garda  ses  préten- 
tions d'homme  à  bonnes  fortunes;  le  Laurier  mourut  comme 
il  avait  vécu,  le  poing-  sur  la  hanche. 


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CHEVREFEUILLE 


GArnier  frères. Editeurs 


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CHEYRETTE  LA  CHEVRIÈRE 


LE     PRINCE     CHARMANT 


E  prince  Charmant  se  promenant  un  jour 
dans  la  campagne  avec  son  précepteur, 
rencontra  une  jeune  chevrière. 

Elle  avait  les  yeux  noirs,  les  cheveux 
noirs,  la  démarche  vive,  la  physionomie 
piquante,  et  par-dessus  tout,  un  petit  air  piquant  et  timide  à 
la  fois  qui  lui  donnait  un  certain  air  de  ressemblance  avec 
le  joli  animal  dont  elle  portait  le  nom. 


^'- 


168  I^ES   FLEURS  ANIMÉES 

Elle  s'appelait  Chevrette  et  gardait  les  chèvres  dans  les 
environs. 

—  Olitbur  !  dit  le  prince  à  son  précepteur. 

—  Plaît-il,  Altesse?  répondit  celui-ci. 

—  Tu  vois  bien  cette  jeune  fille? 

—  Parfaitement. 

—  Comment  la  trouves-tu? 

—  Je  la  trouve  comme  vous  voudrez. 

—  Je  la  trouve  adorable. 

—  Adorable. 

—  J'ai,  de  plus,  formé  un  projet  que  je  trouve  excellent. 

—  Excellent. 

—  Je  veux  la  prendre  pour  femme. 
Olifour  ne  put  s'empêcher  de  se  récrier  : 

—  Mais  que  penseront  vos  aïeux,  que  diront  votre  père  et 
votre  mère,  et  vos  sujets,  et  la  terre,  et  le  ciel,  et  les  dieux, 
et  les  hommes?  D'ailleurs,  votre  mère  refusera  son  consen- 
tement. 


CHEVRETTE  LA  CHEVRIÉRE  169 

—  C'est  ce  que  nous  verrons. 

—  Vous  n'êtes  pas  majeur. 

—  Qu'importe  ! 

—  Vous  ne  réussirez  pas. 

—  Tu  vas  voir. 


II 


UNE     MERE     EPLOREE 

La  reine  s'arrachait  les  cheveux  et  versait  un  torrent  de 
larmes. 

Le  prince  Charmant  venait  de  lui  faire  part  de  ses  intentions 
au  sujet  de  Chevrette. 

Sa  mère  s'était  roulée  à  ses  pieds,  l'avait  supplié  de  renoncer 
à  un  dessein  qui  ne  pouvait  manquer  de  causer  sa  mort.  Le 
prince  Charmant  avait  résisté  à  toutes  les  instances. 

—  Quelle  fermeté  !  pensait  Olifour,  qui  assistait  à  cette 
scène  ;  c'est  pourtant  moi  qui  l'ai  élevé! 

La  reine  alla  jusqu'à  menacer  son  fils  de  sa  malédiction. 
Alors  le  prince  Charmant  se  roula  par  terre  à  son  tour,  dé- 

1.  22 


no  LES  FLEURS  ANIMÉES 

chira  ses  poils  follets,  mit  son  cafetan  en  lambeaux,  et  déclara 
que  puisqu'on  lui  refusait  celle  qu'il  aimait,  il  prenait  la  ré- 
solution immuable  de  mourir  de  consomption  avant  "six  mois. 

—  Non,  mon  fils,  non,  tu  ne  mourras  pas!  s'écria  la  reine 
éperdue  ;  conserve-toi  à  notre  amour  et  à  l'admiration  de  tes 
peuples.  Allez,  Olifour,  allez  chercher  Chevrette;  je  veux  que 
mon  fils  l'épouse  à  l'instant. 

—  Quel  machiavélisme  !  pensa  de  nouveau  Olifour  ;  comme 
sa  ruse  a  réussi  !  Quel  élève  j'ai  fait  là! 

Il  alla  chercher  Chevrette. 


III 


CHEVRETTE     A     LA     COUR 

Chevrette  aurait  autant  aimé  ne  pas  épouser  le  prince  Char- 
mant et  rester  çhevrière;  mais  ses  parents  étaient  pauvres, 
avides  de  trésors,  il  fallut  se  résigner. 

Une  fois  à  la  cour,  elle  ne  put  s'empêcher  de  reconnaître 
que  le  prince  Charmant  était  un  sot,  et  son  précepteur  Olifour 
un  imbécile. 

Quant  au  roi  et  à  la  reine,  c'étaient  de  bonnes  gens  qui  n'y 
voyaient  pas  plus  loin  que  le  bout  du  nez  de  leur  fils. 


CHEVRETTE  LA  CHEVRIERE  iH 

Chevrette  s'ennuyait  donc  beaucoup.  Elle  aurait  voulu  sau- 
ter, courir,  gambader  dans  la  campagne.  L'étiquette  la  ren- 
dait malheureuse.  Elle  commettait  à  chaque  instant  les  erreurs 
de  cérémonial  les  plus  grossières.  C'est  ainsi  qu'à  la  réception 
de  l'ambassadeur  de  l'empereur  Parapaphignolle,  elle  lui  em- 
brassa le  côté  g-auche  de  la  moustache  au  lieu  du  coté  droit. 
L'empereur  de  Parapaphignolle,  exaspéré  de  cet  outrage  fait 
h  son  envoyé,  ne  parlait  de  rien  moins  que  de  mettre  à  feu  et 
h  sang'  les  États  du  prince  Charmant.  On  eut  beaucoup  de 
peine  à  lui  faire  entendre  raison  et  à  arranger  la  chose. 

Ce  n'est  pas  que  Chevrette  manquât  de  leçons  :  son  mari 
lui  faisait  chaque  jour  un  cours  d'étiquette  qui  durait  trois 
heures;  mais  Chevrette,  après  cela,  descendait  au  jardin,  et 
oubliait  les  leçons  du  prince  Charmant  en  jouant  avec  une 
petite  chèvre  qui  la  suivait  au  moindre  signe,  sur  la  simple 
présentation  d'une  tige  de  fleurs. 

Voyant  tant  d'indocilité  et  une  ig-norance  qui  pouvait  com- 
promettre l'avenir  de  la  monarchie,  le  conseil  des  ministres 
décida  que  Chevrette  serait  confiée  à  Olifour,  qui  se  charge- 
rait de  compléter  son  éducation. 

Le  conseil  des  ministres  déclara  nettement  à  Olifour  que  si 
dans  trois  mois  la  princesse,  interrogée  dans  un  examen  pu- 
blic, ne  parvenait  pas  à  résoudre  toutes  les  difficultés  du  céré- 
monial et  de  l'étiquette,  on  lui  trancherait  la  tête,  à  lui  Olifour. 


172 


LES  FLEURS  ANIMÉES 


IV 


CE     QUI     SAUVA     OLIFOUR 


Ce  fut  la  fuite  de  Chevrette,  qui  disparut  le  soir  même  oii 


on  lui  signifia  la  décision  des  ministres. 


V 


CE     QUI     LE     PERDIT 


Ce  fut  la  joie  imprudente  qu'il  montra  en  apprenant  la  fuite 
de  la  princesse. 

Le  prince  Charmant  en  fut  instruit  par  des  envieux  que 
depuis  longtemps  le  savoir  d'Olifour  offusquait,  et  sur  le  rap- 
port de  ces  gens,  il  lui  fit  trancher  la  tête. 


VI 


LA     PROPOSITION     D'UN     BON     PERE 


Cependant  le  roi  ne  comprenait  rien  au  désespoir  de  son  fils. 
Pour  remplacer  Chevrette,  il  lui  oft'rit  de  lui  faire  épouser 
toutes  les  chevrières  de  son  royaume. 


CHEVRETTE  LA   CHEVRIÈRE  \r\ 

Le  prince  Charmant  refusa,  et  déclara  qu'il  ne  lui  restait 
plus  qu'à  mourir  de  consomption,  ainsi  qu'il  en  avait  formé  le 
projet,  si  l'on  ne  parvenait  à  découvrir  la  retraite  de  Chevrette. 

Tous  les  efforts  tentés  dans  ce  but  étaient  superflus. 

La  reine  alla  consulter  la  fée  qui  avait  présidé  à  la  naissance 
de  son  fils,  espérant  bien  qu'elle  ne  voudrait  pas  laisser  mou- 
rir de  consomption  un  prince  qu'elle  avait  accablé  des  dons 
les  plus  précieux  du  corps  et  de  l'esprit. 

La  fée  écouta  la  reine  et  voulut  la  consoler.  Elle  lui  fit  part 
de  ce  qui  s'était  passé  dans  le  royaume  des  Fleurs  et  lui  apprit 
que  Chevrette  n'était  autre  chose  que  le  Chèvrefeuille ,  qui 
s'était  incarné  dans  le  corps  d'une  jeune  et  jolie  chevrière. 

— Vous  concevez  que  la  fleur  du  chèvrefeuille  est  trop  sau- 
vage, trop  simple,  trop  capricieuse  même,  pour  vivre  à  la  cour. 
Laissez-la  aux  champs  avec  ses  chèvres,  et  dites  à  votre  fils 
que  je  lui  ménage  une  jolie  petite  princesse  dont  il  me  dira 
des  nouvelles. 

La  reine  raconta  à  son  fils  la  conversation  qu'elle  venait 
d'avoir  avec  la  fée.  La  petite  princesse  le  fit  réfléchir,  et  il 
promit  à  sa  mère  de  ne  pas  mourir  de  consomption. 

—  Voilà  une  singulière  histoire  néanmoins,  pensa-t-il,  et 
c'est  grand  dommage  que  j'aie  fait  trancher  la  tôte  à  Olifour  : 
nous  en  aurions  bien  ri  tous  les  deux  ! 


174  LL'S   FLb:UKS  ANIMÉES 


VII 


FIN 


En  quittant  la  cour,  Chevrette  se  demanda  ce  qu'elle  allait 
faire . 

—  Parbleu!  se  dit-elle,  je  g-arderai  encore  les  chèvres. 

Mais  oh.  trouver  un  troupeau?  Elle  se  dirigea  du  côté  de  la 
chaumière  de  ses  parents. 

La  chaumière  appartenait  à  de  nouveaux  propriétaires. 

Depuis  le  mariage  de  leur  fille,  le  père  et  la  mère  de 
Chevrette  avaient  trouvé  indigne  d'eux  le  métier  de  paysans. 

Ils  s'étaient  rendus  à  la  ville  voisine,  oii  ils  habitaient  un 
riche  palais. 

YoiKi  Chevrette  bien  embarrassée. 

—  Si  je  retourne  à  la  ville,  pensa-t-elle,  le  prince  Charmant 
me  fera  saisir  par  ses  gardes,  et  je  serai  obligée  de  retourner 
à  la  cour,  oh.  l'ennui  me  tuera. 

Si  je  reste  cachée  à  la  campagne,  comment  ferai-je  pour 
vivre  ? 


CHEVRETTE   LA    CHEVRIÉRE  175 

Elle  était  au  milieu  de  ces  perplexités  lorsqu'un  'joyeux 
bêlement  se  fit  entendre  derrière  elle. 

C'était  sa  chèvre,  sa  chèvre  fiivorite  qu'elle  avait  emmenée 
avec  elle  à  |la  cour,  et  qui,  la  voyant  partie,  s'était  échappée 
du  palais  pour  la  suivre. 

Elle  oublia  un  moment  la  fâcheuse  situation  dans  laquelle 
elle  se  trouvait  pour  recevoir  les  caresses  de  sa  chèvre.  Le 
fidèle  animal  sautait,  gambadait  autour  de  sa  maîtresse,  et 
venait  de  temps  en  temps  frotter  son  joli  museau  contre  le  sein 
de  la  chevrière. 

—  Tu  m'aimes  bien,  lui  disait-elle,  ma  pauvre  chèvre,  tu 
es  heureuse  de  me  revoir;  hélas  !  je  n'ai  rien  à  te  donner,  pas 
même  un  brin  de  luzerne  ni  un  petit  toit  pour  te  mettre  le 
soir  à  l'abri  du  loup. 

Comme  elle  prononçait  ces  paroles,  elle  entendit  quelqu'un 
qui  s'écriait  :  —  Oh  ciel  ! 

Celui  qui  parlait  ainsi  était  un  jeune  chevrier  nommé 
Jasmin.  Il  errait  dans  les  bois,  triste  et  désolé,  parce  qu'il 
avait  perdu  Chevrette  qu'il  aimait. 

Mais  Chevrette  ne  le  savait  pas. 

En  le  voyant  elle  se  sentit  rassurée  ;  elle  l'appela  :  —  Jas- 
min !  Jasmin  ! 


176 


LKS  FLEURS  AMMÉl'S 


11  s'approcha  et  elle  lui  raconta  son  malheur.  Jasmin,  à 
son  tour,  lui  parla  en  pleurant  de  tout  ce  qu'il  avait  soufTert 
pendant  son  absence. 

Chevrette  essuya  ses  larmes,  et  lui  dit  de  se  consoler  :  si 
elle  avait  su  son  amour,  jamais  elle  n'eût  consenti  à  épouser 
le  prince  Charmant. 

Le  chevrier  suivit  le  conseil  de  la  chevrière.  Il  essuya  ses 
larmes  et  se  consola.  Chevrette  lui  permit  de  la  suivre  au 
fond  de  la  forêt;  ils  vécurent  heureux,  chevrier  et  chevrière, 
Jasmin  et  Chèvrefeuille,  mais  après  s'être  mariés. 


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CAMELLIA 


Garni er  frères  Editeurs 


LES  REGRETS  DU  CAMÉLIA 


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IMPERIA 


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^B^âl'''^A  "    L  n'était  bruit  dans  Venise  que  des  attraits 
de  la  comtesse  Impéria. 
'^ 

Sa  beauté  fière  et  majestueuse  frappait 
tout  le  monde  d'admiration  ;  son  teint  d'un 
blanc  velouté,  nuancé  d'une  légère  teinte 
rose,  était  un  objet  d'envie  pour  toutes  les  dames  de  Venise. 
L'élite  de  la  noblesse  l'entourait  d'une  cour  brillante  et  nom- 
breuse. Lo  glorieux  époux  de  la  mer,  le  doge  lui-même,  avail 

dit,  le  jour  de  son  couronnement,  que  s'il  avait  été  libre  de 
,  23 


178  L^S  FLEURS  AiNIMÉES 

son  choix,  ce  n'est  pas  l'Adriatique  qui  aurait  reçu  son  an- 
neau de  fiançailles. 

Les  gondoliers  de  Venise  admiraient  sa  beauté,  et  le  soir 
sur  la  grève,  lorsque  l'improvisateur,  récitant  les  strophes  de 
la  Jérusalem  délkrre,  parlait  au  peuple  d'Armide,  de  Clorinde 
et  d'Herminie,  il  s'écriait,  dans  un  transport  d'enthousiasme, 
qu'elles  étaient  belles  comme  la  comtesse  Impéria. 

Elle  recevait  tous  les  hommages  indistinctement  ;  tout  sei- 
gneur était  admis  auprès  d'elle,  sans  qu'elle  eût  l'air  d'écouter 
celui-ci  d'une  oreille  plus  favorable  que  celui-là.  Tant  de 
vertu  unie  à  tant  de  beauté  faisait  de  la  comtesse  une  excep- 
tion, et  la  rendait  célèbre  dans  toute  l'Italie. 

Ce  devait  être  un  grand  triomphe  que  de  dompter  ce  cœur 
rebelle  ;  aussi  l'émulation  de  la  jeunesse  vénitienne  était-elle 
vivement  excitée  ;  l'époux  de  la  belle  Impéria  aurait  tant  et 
de  si  redoutables  rivaux  à  vaincre  ! 

On  commençait  à  croire,  à  Venise,  que  la  comtesse  renon- 
çait définitivement  au  mariage,  lorsqu'on  apprit  qu'elle  avait 
fait  un  choix. 


LES   REGRETS  DU  CAMÉLIA  170 


II 


STENIO 

C'était  un  des  plus  jeunes,  un  des  plus  nobles,  un  des  plus 
riches,  un  des  plus  aimables  cavaliers  de  Venise. 

Son  bonheur  parut  si  mérité,  qu'il  fit  taire  la  jalousie. 

Pour  connaître  les  sentiments  dont  Stenio  était  animé,  il 
nous  suffira  de  jeter  les  yeux  sur  la  lettre  suivante  qu'il 
écrivit,  la  veille  de  son  mariage,  à  son  ami  d'enfance  Paolo  : 

«  Cher  ami  , 

«  Elle  a  consenti  à  me  donner  sa  main.  Comprends-tu  ma 
joie,  Paolo?  elle  m'aime  ! 

«  Il  y  a  des  moments  oii  je  doute  encore  de  mon  bonheur. 
Je  me  dis  quelquefois  :  Non,  cela  n'est  pas  possible;  cette 
noble  et  fière  créature  ne  peut  aimer  un  mortel.  Et  cependant 
pourquoi  m'aurait-elle  choisi?  Quel  motif  l'aurait  forcée 
m'aliéner  cette  liberté  à  laquelle  elle  tenait  tant,  si  ce  n'est 
l'amour? 

«  Tu  me  connais,  Paolo,  tu  sais  que  ma  seule  ambition  a 
toujours  été  de  posséder  le  cœur  d'une  femme,   d'y  régner 


180  LES   FLEURS  ANIMÉES 

sans  conlrainto,  sans  partage,  d'échanger  mon  unie  avec  la 
sienne,  de  vivre  des  élans  d'une  mutuelle  sympathie.  Ce  rêve 
sur  la  terre,  je  le  réaliserai  ;  Dieu  n'a  pas  voulu  que  la  beauté 
fût  un  don  stérile  :  à  celles  qu'il  a  choisies  pour  faire  naître 
les  flammes  de  la  passion,  il  a  donné  un  cœur  pour  les  com- 
prendre. 

«  Remercie  le  ciel,  Paolo,  il  a  exaucé  les  vœux  de  ton 
ami. 

«  Stenio.  » 


III 


REPONSE     DE     PAOLO 


Prends  garde  à  toi,  tu  es  poète  !  » 


IV 


APRÎÎS     LE     MARIAGE 


Nous  ne  dirons  rien  des  noces  de  Stenio  et  d'Impéria  ; 
Venise  en  a  conservé  le  souvenir.  Qu'il  nous  suffise  d'appren- 
dre qu'elles  furent  dignes  des  deux  époux. 

Stenio  emmena  sa  femme  à  la  campagne. 


LES   HEGRETS  DU  CAMÉLIA  181 

11  voulait  passer  ces  premiers  mois  de  la  lune  de  miel,  si 
charmants  et  si  doux,  sous  les  arbres,  au  chant  des  oiseaux, 
au  murmure  des  brises,  au  parfum  des  fleurs,  au  milieu  de  la 
solitude. 

—  N'est-ce  pas  que  nous  sommes  heureux?  avait-il  dit  à 
sa  femme. 

Comme  celle-ci  avait  répondu  par  un  soupir,  Stenio  se 
sentit  le  plus  heureux  des  hommes.  Le  soir  même,  il  partit 
avec  Impéria  pour  sa  villa. 


V 


VILLEGIATURE 

Il  se  trouva,  au  bout  de  quinze  jours,  que  la  belle  Impéria 
trouva  la  campagne  monotone. 

Après  quelques  tours  de  ''promenade  sous  les  grands  mar- 
ronniers, elle  se  trouvait  tout  de  suite  fatiguée. 

Si  Stenio  lui  proposait  de  s'asseoir  sur  un  banc  de  gazon, 
elle  prétendait  que  le  gazon  était  humide,  et  qu'un  bon  fau- 
teuil était  préférable. 

Le  soir,  lorsque  la  lune  jetait  ses  reflets  mélancoliques  sur 
la  terrasse  du  vieux  château,  elle  répondait  à  Stenio,  qui  l'en- 


182  LES  i"li:i;hs  a.mméi:s 

g-ageail  à  venir  entendre  îivec,  lui  les  harmonies  de  la  nuit, 
qu'elle  était  fort  sujette  aux  rhumes. 

Un  jour,  elle  se  plaignit  des  rossignols  dont  le  chant  l'em- 
pêchait de  dormir. 

Décidément,  la  campagne  n'allait  pas  bien  à  Impéria.  Son 
mari  résolut  de^retourner  à  la  ville. 


VI 


LA     SCENE     SE     PASSE     A     VENISE 

Après  tout,  se  dit  Stenio,  on  peut  être  aussi  bien  seul  dans 
un  palais  que  dans  une  chaumière.  J'ai  fait  remettre  à  neuf 
l'antique  demeure  de  mes  pères.  C'est  un  nid  de  soie,  de  ve- 
lours et  d'or  dans  lequel  ma  colombe  se  trouvera  bien.  Nous 
vivrons  l'un  pour  l'autre,  loin  du  bruit,  loin  du  monde,  loin 
des  fêtes;  elle  découvrira  à  moi  seul  les  trésors  de  son  cœur. 

Le  jour  de  son  arrivée,  Impéria  visita  le  palais,  parcourut 
les  uns  après  les  autres  tous  les  appartements,  et  parut  con- 
tente du  goût  et  de  la  magnificence  qui  avaient  présidé  à  l'ar- 
rangement. Elle  en  témoigna  en  termes  non  équivoques  sa 
satisfaction  à  son  mari. 

—  Enfin,  s'écria-t-il  au  comble  de  la  joie,  elle  me]  com  - 


LES  REGRETS  DU   CAMELIA  183 

prend!  Stenio,  ainsi  que  le  lecteur  a  dû  s'en  apercevoir,  était 
de  ceux  qui  revent  une  existence  de  sylphe  ou  de  génie,  une 
vie  dont  tous  les  instants  s'écoulent  au  milieu  de  la  musique, 
de  la  poésie  et  de  l'échange  le  plus  éthéré  des  sentiments  les 
plus  beaux.  Selon  lui,  sa  ténime  devait  avoir  les  mêmes  idées. 

Malheureusement  il  se  trompait. 

* 
Lorsque,  assis  aux  genoux  de  la  belle  Impéria,  il  voulait 

prendre  la  guitare  pour  lui  chanter  une  mélodie  d'amour,  elle 

portait  sa  main  à  son  front  en  s'écriant  :  —  Affreuse  mi- 


graine 


Lorsqu'il  essayait  de  lui  lire  quelques  pages  d'un  de  ses 
poètes  favoris,  elle  se  jetait  en  bâillant  sur  son  canapé,  en 
maudissant  la  chaleur  et  en  se  plaignant  du  siroco. 

Toutes  les  fois  qu'il  tentait  de  faire  du  sentiment  avec  elle, 
Impéria  lui  coupait  la  parole." 

—  N'est-ce  pas,  lui  disait-il,  ù  mon  unique  amour!  qu'il 
est  doux  de... 

Jamais  il  n'avait  pu  aller  plus  loin  ;  Impéria,  dès  le  début 
de  la  phrase  ,  se  lamentait  sur  ses  maux  d'estomac,  ou  sur  le 
danger  qu'il  y  a  à  prendre  des  granits  à  la  fraise  après  son 
dîner. 

Stenio  prenait  son  mal  en  patience  et  comptait  sur  des 
temps  meilleurs  :  ses  illusions  lui  restaient. 


184  f  ES   FLEURS  ANIMÉES 

Un  jour,  Impéria  l'aborda  avec  un  doux  sourire  et  en  l'ap- 
pelant :  Cher  seigneur  ! 

Pour  le  coup,  pensa  Stenio,  nous  y  voici;  nous  allons 
enfin  échanger  nos  deux  âmes. 

—  N'est-ce  pas,  ô  mon  unique  amour!  se  hâta-t-il  de  ré- 
pondre, qu'il  est  doux  de... 

—  De  donner  des  fêtes,  de  recevoir  ses  amis,  reprit  Impé- 
ria. de  vivre  dans  le  monde.  Est-ce  que  vous  ne  songez  pas  à 
réunir  prochainement,  dans  un  grand  bal,  toute  la  société  de 
Venise?  Il  me  semble  que,  puisque  nous  voilà  mariés,  nous 
devons  tenir  notre  rang. 

Ce  fut  un  coup  de  tonnerre  pour  Stenio.  Quelques  jours 
après,  il  écrivit  h  son  ami. 


•VII 


DEUXIEME     LETTRE     A     PAOLO 

((  Je  suis  le  plus  malheureux  des  hommes  !  Impéria  ne  me 
comprend  pas. 

((  Il  fallait  voir  comme  sa  figure  rayonnait  lorsqu'elle  s'est 
présentée  à  moi  parée  pour  le  bal.  Elle  n'aime  que  l'éclat,  les 


LES  REGRETS  DU  CAMÉLIA  IRo 

triomphes  du  monde,  le  luxe  et  la  toilette.  C'est  une  femme 
sans  cœur. 

«  En  la  voyant  si  belle,  si  heureuse,  j'ai  voulu  me  venger. 

«  Madame,  lui  ai-je  dit,  vous  ressemblez  à  cette  fleur  qu'on 
nomme  le  camélia,  et  qu'un  jésuite  nous  a  récemment  appor- 
tée de  Chine;  elle  est  charmante  à  l'œil,  mais  elle  ne  dit  rien 
à  l'odorat.  Vous  êtes  belle,  madame;  mais  vous  n'avez  pas  ce 
parfum  de  la  beauté  qui  s'appelle  l'amour  ! 

'(  Après  lui  avoir  lance  ces  paroles  foudroyantes,  je  l'ai  re- 
gardée; elle  souriait. 

'(  Vous  ne  vous  trompez  pas,  m'a-t-elle  répondu  ensuite,  je 
suis  le  Camélia,  et  elle  est  entrée  fièrement  dans  la  salle 
du  bal. 

((  Il  me  semble  cependant  qu'avant  d'entrer,  elle  m'a  re- 
gardé d'un  air  triste.  Que  signifie  ce  regard? 

f(  Ah!  mon  ami,  plains-moi,  et  laisse-moi  te  répéter  que  je 
suis  le  plus  malheureux  des  hommes.  » 


VIII 

DEUXIÈME  RÉPONSE  DE  PAOLO 

Je  te  l'avais  bien  dit.  » 

I.  24 


181.  LES  FLEUllS  ANIMÉES 


IX 


LE     CAMELIA 


Un  jour,  une  gondole  noire  s'arrêta  devant  le  palais  de  la 
belle  Impéria.  Des  rameurs  frappèrent  à  la  porte  et  déposè- 
rent un  cadavre  sur  le  seuil. 

C'était  celui  de  Stenio. 

On  l'avait  trouvé  étendu  sur  la  grève  du  Lido,  frappé  d'un 
coup  de  poignard  au  cœur;  auprès  de  lui,  un  billet  écrit  de  sa 
main  contenait  ces  simples  mots  :  «  Que  Dieu  fasse  miséri- 
corde à  mon  âme,  elle  ne  m'aimait  pas!  » 

A  la  vue  de  ce  cadavre.  Impéria  sentit  des  larmes  baig-ner 
sa  paupière  ;  elle  regarda  longtemps  les  cheveux  souillés,  les 
yeux  éteints,  la  poitrine  ensanglantée  de  son  jeune  époux,  et 
déposant  un  baiser  sur  son  front  pâle  : 

—  Maudit  soit  le  jour,  dit-elle,  oii  j'ai  voulu  vivre  sur  la 
terre  !  Si  la  fée  m'avait  dit  :  Tu  auras  un  cœur  insensible,  une 
àme  froide;  tu  assisteras,  impassible,  au  spectacle  des  maux 
(jne  tu  feras  naître,  tu  brilleras  d'une  beauté  fatale  qui  ne  re- 
flétera aucun  sentiment  de  tendresse,  je  n'aurais  pas  demandé 
à  changer  de  sort.  Fleur,  on  peut  vivre  sans  parfum;  femme, 
on  ne  saurait  exister  sans  amour  I 


LES   REGRETS  DU   CAMEIJA 


187 


0  Fée  !  ajouta-t-elle,  rends-moi  à  ma  première  forme,  fais 
que  je  redevienne  Camélia  :  il  y  a  bien  assez  de  femmes  sans 
cœur  sur  la  terre  ! 

La  Fée  aux  Fleurs  ne  tarda  pas  à  réaliser  ce  souhait.  Rede- 
venue fleur,  Impéria  se  ressouvint  de  Stenio  :  on  vil  fleurir 
comme  par  enchantement  un  magnifique  camélia  sur  la  tombe 
du  jeune  homme. 

On  parla  longtemps  du  suicide  de  Stenio  et  de  la  disparition 
de  sa  veuve,  qui  eut  lieu  quelque  temps  après. 

Personne  ne  comprit  rien  à  cette  mort,  et  lorsqu'on  en  par- 
lait à  Paolo,  il  répondait  : 

((  Je  le  lui  avais  bien  dit,  c'était  un  poète  !  » 


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paaaîQ 


L'IMMORTELLE 


V£c-^ 


A  Lavande  dit  à  l'Immortelle  : 


—  Nous  avons  vécu  ensemble,  sur  lu 
même  colline;  le  printemps  va  finir,  et 
je  sens  ma  feuille  se  sécher;  demain  je 
"W^-îl^z'  "-  ne  serai  plus,  et  toi  tu  vivras,  tu  enten- 
dras les  chants  joyeux  de  l'alouette;  comme  elle,  tu  pourras 
saluer  le  soleil  quand  il  viendra  sécher  tes  pieds  trempés  de 
rosée.  Il  est  si  doux  de  vivre,  pourquoi  suis-je  condamnée 
à  mourir  ! 


i90  ij:s  fli:urs  animées 

L'Immortelle  répondit  : 

—  Tout  cliange,  tout  se  renouvelle  dans  la  nature;  moi 
seule,  je  ne  cbang-e  pas. 

Le  printemps  ne  me  donne  pas  une  jeunesse  nouvelle;  ma 
feuille  a  tous  les  feux  de  l'été,  toutes  les  glaces  de  l'hiver,  et 
garde  sa  pâleur  éternelle. 

Jamais  je  n'entends  autour  de  moi  le  doux  murmure  des 
abeilles  ;  jamais  le  papillon  ne  m'effleure  de  son  aile;  la  brise 
passe  sur  ma  tète  sans  s'arrêter;  les  jeunes  filles  s'éloignent 
de  moi  :  qui  voudrait  cueillir  la  fleur  des  tombeaux,  la  froide 
et  sévère  immortelle? 

Balance  encore  une  fois  tes  longs  épis  en  signe  d'allégresse, 
Lavande  aux  yeux  bleus  ;  lève  tes  regards  vers  le  ciel  pour  le 
remercier  :  tu  es  heureuse,  tu  vas  mourir! 

Tandis  que  moi,  pauvre  condamnée,  je  subirai  les  ennuis 
des  pâles  journées  et  des  longues  nuits  d'hiver,  je  sentirai 
frissonner  mes  épaules  sous  la  neige,  j'entendrai  dans  les 
ténèbres  la  plainte  monotone  des  morts  ! 

Tu  vas  donc  mourir,  Lavande  ;  ton  àme  va  s'envoler  vers 
le  ciel  avec  ton  parfum. 


L'IMMOr.TKlJ.t: 


l'Jl 


Je  te  confie  ma  prière,  ma  sœur  :  dis  à  celui  qui  nous  a 
créées  toutes  deux  que  l'immortalité  est  un  présent  funeste, 
qu'il  me  rappelle  auprès  de  lui,  source  de  tout  bonheur,  de 
toute  vie. 


:  A 


^^  /// 


\\j\\\{ 


MARGUERITINE 


L'ORACLE    DES    PRÉS 


■^î^S^^"4i  NNA  s'est  réveillée  à  l'aube,  et  elle  a  pris 

le  chemin  de  la  prairie. 

L'oiseau  commence  à  peine  son  doux 
ramage,  les  fleurs  inclinent  encore  leur 
tête  trempée  de  rosée. 


Anna  étend  ses  reg'ards  de  tous  côtés  et  elle  les  arrête  sur 
une  Marguerite. 


C'était  bien  la  plus  jolie  Marguerite  du  pré;  fraîche  épa- 

25 


194  LKS   FLEUUS  AiMMEKS 

nouic  sur  sa   tige  mignonne,   elle  regardait  doucement    le 
ciel. 

Voilà,  se  dit  Anna,  celle  qu'il  taut  consulter. 

—  Belle  Marguerite,  ajouta-t-elle,  en  se  penchant  vers  la 
blanche  devineresse,  vous  allez  m'apprendre  mon  secret. 
M'aime-t-il  ? 

Et  elle  arracha  la  première  feuille. 

Aussitôt  elle  entendit  la  Marguerite  qui  poussait  un  petit 
cri  plaintif  et  lui  disait  : 

—  Comme  toi  j'ai  été  jeune  et  jolie,  petite  Anna;  comme 
toi  j'ai  vécu  et  j'ai  aimé. 

Ludwig-  ne  s'adressa  pas  à  une  fleur  pour  savoir  si  je 
l'aimais. 

11  me  le  demanda  lui-même,  tous  les  jours  m 'arrachant 
une  syllabe  de  ce  mot  amour,  me  forçant  peu  à  peu  à  le  lui 
dire.  Comme  tu  enlèves  mes  feuilles  une  à  une,  il  m'enleva 
un  à  un  tous  ces  doux  sentiments  qui  sont  la  protection  de 
l'innocence. 

Mon  pauvre  cœur  resta  seul  et  nu,  comme  va  rester  ma 
corolle,  et  je  souffrais,  je  regrettais  mes  blanches  feuilles, 
mes  doux  sentiments. 

Ne  fais  point  de  mal  à  la  Marg-uerite,  petite  Anna,   car  la 


L'ORACLE   DES  Plll'S 


195 


Marguerite  est  ta  sœur  ;  laisse-la  vivre  de  la  vie  que  Dieu  lui  a 
donnée.  En  récompense,  je  te  dirai  mon  secret. 

Les  hommes  traitent  les  femmes  comme  les  marguerites  ;  ils 
veulent  aussi  avoir  une  réponse  à  la  double  question  :  M'aime- 
t-elle  ?  ne  m'aime-t-elle  pas  ?  Jeune  fille,  ne  réponds  jamais. 
Les  hommes  te  rejetteraient  après  t'avoir  effeuillée. 

On  ne  sait  pas  si  Anna,  la  petite  Anna,  a  bien  profité  du 
secret  de  la  Marguerite. 


ALTRA    CANZONE 


LA  FLEUR  DU  SOUVENIR 


I>  '.S'"  !S>'^o^  "C  ''C.  'C  o- 


E  sa  chevelure  tomba  une  fleur;  lui  voulut 


►ow- l\S\    ^^  ramasser,  mais  elle  l'arrêta. 

—  Laisse,  lui  dit-elle,  laisse  la  fleur 
i?"'^^;^'^'    '        que  le  vent  emporte,  et  prends  celle-ci. 


En  me  tirant  de  son  sein,  elle  me  mit  dans  la  main  de  son 
ami. 


—  Fleur  délicate  et  chérie,  dit-il  à  son  tour  en  me  sou- 


198    ■  LES   ILKURS  AMMLtS 

riant ,  je  veux  te  garder  sans  cesse,  fleur  aimée,  fleur  du 


souvenir 


11  m'emporta  chez  lui.  il  me  mit  dans  un  vase  de  pur 
cristal  ;  il  me  regardait  sans  cesse,  et  en  me  regardant,  c'était 
elle  qu'il  voyait. 

—  Fleur  de  ma  bien-aimée.  disait-il  souvent,  que  ton  par- 
fum est  doux,  comme  il  enivre  le  cœur  ! 

Elle  t'a  touchée,  elle  a  laissé  glisser  sur  toi  son  haleine;  je 
te  reconnaîtrais  entre  mille. 

Cependant  mes  couleurs  se  flétrissaient,  ma  tige  s'inclinait 
languissante,  il  me  prit  un  jour  d'un  air  triste. 

—  Pauvre  fleur,  me  dit-il,  tu  vas  mourir,  je  le  vois;  viens, 
je  veux  te  faire  une  tombe  dans  un  lieu  secret  et  privilégié, 
c'est  comme  si  je  t'ensevelissais  à  côté  de  mon  âme. 

11  me  glissa  parmi  les  lettres  de  sa  bien-aimée. 

J'étais  bien  pour  reposer  dans  cette  atmosphère  suave. 
Souvent  il  visitait  ma  tombe,  et,  fantôme  reconnaissant,  je 
retrouvais  mes  anciens  parfums,  je  lui  apparaissais  dans  tout 
l'éclat  de  ma  jeunesse,  et  son  amour  lui  semblait  plus  jeune 
aussi.  ^ 

Peu  à  peu  je  l'ai  vu  moins  souvent. 


LA   FLEUR   DU  SOUVENIR 


1  !)fl 


L'autre  jour,  il  est  venu,  il  a  pris  les  lettres  sans  les  lire, 
et  les  a  brûlées. 

Il  m'a  vue  et  m'a  longtemps  regardée  :  —  Pourquoi  es-tu 
là?  semblait-il  me  demander. 

Il  m'a  saisie,  et  s'approchant  de  sa  fenêtre,  je  sentis  que  je 
glissais  entre  ses  doigts  distraits. 

L'ingrat  ne  me  reconnaissait  plus,  moi,  la  fleur  tirée  du 
sein  de  sa  bien-aimée,  la  fleur  du  souvenir! 

Le  vent  a  dispersé  dans  le  vide  mes  pauvres  feuilles  dessé- 
chées. 


BELLE-r3E-NUIT 


Gamier  frères  Editeurs 


•  vy~\-r  ^^\^\yw\^'v/"^ 


LES    CONTRASTES 


LES    AFFINITÉS 


CANCANS     DE     PORTIER 


Coquelet,  rentier  retiré,  ne  passait 
jamais  le  matin  devant  la  loge  de  son 
portier  sans  lui  faire  part  des  événe- 
ments mémorables  de  sa  nuit  :  s'il 
>ç^  avait  entendu  trotter  une  souris,  si  le 
ruban  de  son  bonnet  de  coton  s'était 
dénoué,  s'il  avait  rêvé  chat,  M.  Jabulot  était  bien  sûr  d'en 

être  informé  le  premier. 

26 


*1  %î  ■■>'^^-v'^^ 


202  LES  FLEURS  ANIMÉES 

Nous  sommes  forcé  de  convenir  que  le  portier  de  l'hon- 
ikHc  rentier  se  nommait  Jabulot.  Et  pourquoi  pas?  lui-nirme 
s'appelait  bien  Coquelet. 

D'un  autre  coté,  si  un  locataire  était  rentré  plus  tard  ou 
sorti  plus  tôt  que  de  coutume,  si  le  troisième  étag"e  s'était 
brouillé  avec  l'entre-sol,  si  le  rez-de-chaussée  levait  le  nez 
vers  la  mansarde,  M.  Jabulot  se  faisait  un  devoir  d'en  instruire 
M.  Coquelet  avant  la  laitière,  la  fruitière,  l'écaillère  et  toutes 
les  autres  commères. 

Chose  inouïe  !  le  locataire  aimait  son  portier.  Fait  incroya- 
ble !  le  portier  avait  de  la  sympathie  pour  son  locataire. 

Ce  jour-là,  M.  Coquelet  prit  une  pose  tragique  pour  s'arrê- 
ter devant  la  loge  du  portier. 

—  Père  Jabulot,  lai  dit-il  d'une  voix  g-rave,  avertissez  le 
propriétaire  que  je  lui  donne  congé. 

Le  père  Jabulot  laissa  tombei'  le  balai  qu'il  tenait  à  la  main 
et  regarda  M.  Coquelet  la  bouche  béante. 

—  Mettez  l'écriteau  dès  aujourd'hui,  poursuivit-il  d'un  ton 
lent  et  pour  donner  plus  de  poids  à  ses  paroles;  ma  résolution 
est  immuable. 

—  Déménag-er  !  répondit  le  portier  après  un  moment  de 
silence  donné  à  la  stupéfaction  que  lui  causait  une  semblable 


LliS  CONTRASTES  ET  LES  AFFLNITÉS  203 

détermination,  quitter  un  appartement  que  vous  occupez  de- 
puis vingt-cinq  ans  ! 

—  Six  mois,  onze  jours,  cinq  heures  et  vingt-cinq  minutes. 
Et  M.  Coquelet  poussa  un  soupir. 

—  Un  appartement  composé  de  deux  petites  pièces  si  fraî- 
ches l'été,  si  chaudes  l'hiver! 

—  Hélas  ! 

—  Un  parquet  que  je  frotte  à  le  rendre  luisant  comme  un 


il.» 


miroir 

—  Heu  !  heu  !  heu  !  Coquelet  sanglotait.  Il  le  faut,  mon 
pauvre  Jabulot,  il  le  faut  ! 

—  Il  le  faut  !  Le  gouvernement  a  donc  fait  banqueroute  ! 
Vous  êtes  ruiné,  mon  cher  M.  Coquelet!  Ah!  grands  dieux! 
grands  dieux  ! 

Jabulot  à  son  tour  essuya  une  larme. 

—  Rassurez-vous,  père  Jabulot,  rassurez-vous;  ce  n'est 
pas  cela. 

—  Mais  alors,  s'écria  le  portier  en  se  redressant,  vous  au- 
riez quelque  reproche  à  me  faire  !  Parlez,  monsieur,  parlez  : 
on  peut  être  fautif  à  tout  âge,  mais  à  tout  âge  aussi  on  peut 
se  corriger. 


204  LES   FLEURS  AMMÉES 

—  Je  me  plais  à  vous  rendre  cet  liommage,  .labiilot,  que 
vous  n'êtes  pour  rien  dans  la  pénible  décision  que  je  me  vois 
forcé  de  prendre. 

—  Mais  pourquoi  !  mais  pourquoi  !  mais  pourquoi  ! 

—  Vous  ne  le  devinez  pas,  Jabulot? 

—  Nullement.  Une  maison  si  propre,  si  bien  tenue,  que 
j'habite  depuis  plus  de  quarante  ans.  Ah!  tenez,  monsieur 
Coquelet,  je  ne  suis  pas  comme  vous,  moi  :  on  m'offrirait  les 
plus  beaux  cordons  de  Paris,  que  je  ne  voudrais  pas  abandon- 
ner le  mien.  Là  oii  je  m'attache  une  fois,  je  meurs.  Faites- 
moi  le  plaisir  de  me  dire  ce  qui  vous  manque.  Vous  avez  un 
propriétaire  qui  ne  veut  pas  de  chien  chez  lui,  des  locataires 
qui  appartiennent  aux  classes  les  plus  disting-uées  de  la 
société  :  un  huissier,  un  professeur  d'écriture,  un  fabricant 
d'étuis  à  chapeau;  des  voisins... 

—  C'est  ici  que  je  vous  arrête,  Jabulot,  car,  puisqu'il  faut 
vous  l'avouer,  ce  sont  mes  voisins  qui  m'obligent  à  me  sé- 
parer de  vous. 

—  Dites  plutùt  vos  voisines,  car  vous  n'avez  sur  votre  carré 
que  ce  jeune  homme  et  cette  petite  ouvrière  qui  habitent  les 
mansardes  à  coté  de  votre  appartement.  L'un,  M.  Frantz... 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  celui-là. 

—  Je  le  crois  bien,  un  ange,  un  petit  saint,  qui  passe  toute 


LES  CONTRASTES  ET  LES  AFFINITÉS  205 

sa  journée  à  travailler,  qui  ne  voit  jamais  personne,  qui  ne 
sort  jamais  que  pour  aller  porter  son  ouvrage.  L'autre, 
M""  Pierrette... 

—  La  scélérate  ! 

—  C'est  donc  contre  elle  que  vous  en  avez  ?  Elle  vous  a 
repoussé  un  peu  rudement  l'autre  jour,  c'est  vrai;  mais  dame! 
il  paraît  que  vous  vous  étiez  permis... 

—  Apprenez,  monsieur  Jabulot,  que  je  ne  me  permets  ja- 
mais rien.  Qu'il  vous  suffise  de  savoir  que  cette  demoiselle 
Pierrette  n'est  point  la  voisine  qui  convient  à  un  citoyen  pai- 
sible et  rangé,  qui  se  couche  à  huit  heures  du  soir,  et  qui 
n'entend  point  être  réveillé  à  minuit;  d'un  homme  honnête 
et  chaste,  qui  n'aime  pas  à  écouter  par  force  tout  ce  qu'il  plaît 
à  de  jeunes  écervelés  de  chanter  sur  l'air  du  tra  la  la.  Que 
jyjiie  pieppgtte  et  ses  dignes  amis  se  livrent  tant  qu'ils  vou- 
dront à  leurs  folles  orgies,  je  fuis,  je  quitte  ces  lieux  au- 
trefois calmes  et  vertueux,  je  donne  congé  devant  Dieu  et 
devant  les  hommes. 

Un  bruit  de  fiacre  se  fit  entendre  devant  la  porte  de  la  mai- 
son, et  M.  Coquelet  finissait  à  peine  sa  tirade,  qu'une  petite 
femme,  la  tête  surmontée  d'un  bonnet  de  pierrot,  les  épaules 
et  le  reste  du  corps  enveloppés  d'un  vaste  tartan,  passa 
comme  un  sylphe  devant  la  loge  ;  elle  glissa  entre  les  deux 
vieillards,  et  s'élança  vers  l'escalier,  légère,  vive,  sautillante, 


200  LES   FLEURS  ANIMÉES 

on  criant  :  —  Bonjour,  monsieur  Coquelet  !  bien  des  choses 
de  ma  part  à  monsieur  votre  serin. 

M.  Coquelet  avait  la  faiblesse  des  serins. 


II 


VOISIN     ET     VOISINE 

Sur  le  carré  do  Coquelet,  ainsi  que  l'avait  dit  Jabulot,  il 
y  avait  deux  mansardes. 

L'une  occupée  par  un  jeune  homme,  l'autre  par  une  jeune 
fille.  L'appartement  de  Coquelet  les  séparait. 

Contre  toutes  les  règles  de  l'art,  nous  allons  commencer  par 
nous  occuper  du  jeune  homme. 

Il  a  dix-huit  ans  à  peine  :  sur  sa  figure  innocente  se  démêle 
aisément,  au  milieu  de  la  candeur  qui  en  est  le  caractère  prin- 
cipal, un  air  de  poétique  exaltation  qui  le  fait  ressembler  à 
un  de  ces  séraphins  qui  ressortent  sur  un  fond  d'or  dans  les 
tableaux  des  peintres  du  moyen  âge. 

Un  séraphin  dans  une  maison,  dont  le  portier  s'appelle 
Jabulot,  et  qui  a  M.  Coquelet  pour  locataire  !  Vous  ne  me 
croyez  pas  !  Vous  avez  tort  :  il  ne  faut  pas  abuser  du  scepti- 
cisme; il  peut  y  avoir  des  séraphins  partout. 


LES  CONTRASTES  ET   LES  AFFINITÉS  207 

Frantz  en  est  un  assurément  ;  il  est  descendu  sur  la  terre 
pour  remplir  quelque  mission  que  nous  ne  savons  pas.  Sans 
cela,  serait-il  aussi  sage,  aussi  rangé,  aussi  assidu  à  son  tra- 
vail ?  A  son  âge  on  aime  les  plaisirs,  les  distractions.  Lui  ne 
quitte  pas  sa  table  de  toute  la  journée,  et  quand  le  soir  est 
venu,  son  seul  plaisir,  sa  seule  distraction,  consistent  à  s'ac- 
couder rêveusement  sur  le  rebord  de  sa  fenêtre,  et  à  regarder 
le  ciel  parsemé  d'étoiles  brillantes. 

Vous  me  demanderez  sans  doute  quel  est  le  travail  de 
Frantz.  Rassurez-vous,  il  ne  fait  ni  des  romans,  ni  des  son- 
nets, ni  des  drames,  ni  des  vaudevilles. 

Que  fait-il  donc  ? 

Pour  contenter  tout  de  suite  votre  curiosité,  je  vous  avoue- 
rai qu'il  copie  de  la  musique. 

Voilà  pour  l'ange;  passons  maintenant  au  démon.  Il  s'ap- 
pelle M'"^  Pierrette. 

Elle  a  seize  ans,  un  sourire  perpétuel  sur  les  lèvres,  un 
éclair  à  domicile  dans  ses  yeux. 

Ses  lèvres  sont  roses  et  ses  yeux  noirs. 

Je  ne  vous  parle  ni  de  sa  taille,  ni  de  ses  pieds,  ni  de  ses 
mains,  ni  de  ses  cheveux.  Je  vous  renvoie  à  tous  les  portraits 
de  grisettes  qui  ont  paru  depuis  mil  huit  cent  trente  jusqu'en 
mil  huit  cent  quarante-six  inclusivement. 


208  LES  FLEURS  ANIMÉES 

Car  M'"  Pierrette  n'est  pas  autre  chose  qu'une  g-risettc.  Il 
est  vrai  qu'elle  prend  le  titre  d'artiste  en  couture. 

II  faut  vous  dire  que  M.  Coquelet  n'a  pas  toujours  été  d'aussi 
mauvaise  humeur  contre  M'"  Pierrette  que  nous  l'avons  vu  ce 
matin. 

La  veille,  il  s'était  présenté  chez  l'artiste  en  robes,  autre- 
ment dit  :  la  couturière. 

Midi  venait  de  sonner. 

M.  Coquelet  frappa  discrètement  à  la  porte  de  M'"  Pierrette. 
Pan  !  fit-il  une  première  fois;  pan  !  pan  !  cqntinua-t-il.  Voyant 
ensuite  qu'on  ne  lui  répondait  pas  et  trouvant  le  clef  sur  la 
serrure,  il  entra. 

C'était  bien  hardi  ce  que  faisait  M.  Coquelet,  mais  le  but 
môme  de  sa  démarche  doit  l'excuser  à  nos  yeux. 

La  jeune  fille  dormait  sur  un  fauteuil  vermoulu;  à  son  côté 
pendait  tout  l'attirail  d'une  défroque  de  bergère.  Une  chan- 
delle, dont  il  ne  restait  que  le  bout,  brûlait  encore  dans  le 
goulot  de  bouteille  qui  lui  servait  de  chandelier. 

—  0  jeunesse,  jeunesse  inconsidérée!  dit  M.  Coquelet  en 
se  parlant  à  lui-même.  Avant  de  pousser  cette  exclamation, 
le  rentier,  prévoyant  que  son  discours  pourrait  dépasser  les 
bornes  ordinaires,  prit  soin  d'éteindre  la  chandelle. 


LES  CONTRASTES  ET  LES  AFFINITÉS  209 

M.  Coquelet,  entre  autres  vertus,  possédait  au  suprême 
degré  celle  de  l'économie. 

Comme  il  allait  reprendre. le  fil  interrompu  de  son  discours, 
la  jeune  fille  se  réveilla. 

—  Tiens!  dit-elle  en  apercevant  M.  Coquelet,  debout,  les 
bras  croisés  ;  c'est  vous  ? 

—  Moi-même,  mademoiselle. 

—  Quelle  heure  est-il  ? 

M"*  Pierrette  se  frottait  les  yeux  en  parlant  ainsi . 

M.  Coquelet  s'approcha  de  la  fenêtre  et  tira  le  rideau. 

—  Regardez,  dit-il  d'un  ton  magistral. 

La  rue  était  pleine  de  bruit  et  de  mouvement,  un  beau 
soleil  de  la  fm  du  mois  de  février  inondait  la  chambre  de  ses 
rayons  joyeux. 

—  Voulez- vous  bien  fermer  les  rideaux  !  s'écria  M'"  Pier- 
rette d'un  air  d'impatience;  pourquoi  m'avoir  ainsi  réveillée? 

—  Je  veux  vous  parler. 

—  Et  moi  je  veux  dormir. 

Elle  se  retourna  sur  son  fauteuil,  et  pencha  sa  jolie  tête  sur 
le  dossier,  comme  pour  mettre  ses  paroles  à  exécution. 

■11 


■210  LKS  FLEURS  ANIMÉES 

Cette  ibis,  M.  Coqueiet  ne  tint  nul  compte  du  désir  de 
M""  Pierrette  ;  il  prit  devant  elle  une  posture  résolue,  et  lui 
dit  d'un  ton  l'orme  et  indigné  à  ki  fois  : 

—  Jusques  à  quand,  malheureuse  femme,  vous  laisserez- 
vous  aller  à  tous  les  caprices  de  votre  lég"èreté  ?  Jusques  à 
quand  votre  inconduite  fera-t-elle  le  sujet  des  conversations 
de  tout  le  quartier?  Quoi  !  ni  la  mine  renfrog-née  du  portier, 
ni  les  plaintes,  ni  les  clameurs  des  locataires  contre  vous 
n'ont  pu  vous  avertir  ! 

» 

—  Aurez-vous  bientôt  fini  votre  sermon?  demanda  Pierrette 
en  baillant  :  je  vous  préviens  que  je  tombe  de  sommeil. 

—  C'est  cela,  reprit  Coquelet  :  quand  on  a  fait  de  la  nuit 
le  jour,  il  faut  bien  changer  le  jour  en  nuit.  Mais  ne  voyez- 
vous  pas  qu'à  ce  train  de  vie  vous  allez  perdre  votre  jeunesse, 
ruiner  votre  santé  ? 

—  Qu'est-ce  que  cela  vous  fait  ? 

—  Vous  me  demandez  ce  que  cela  me  fait,  ing-rate  ?  Eh 
bien,  apprenez... 

—  Quoi  donc  ? 

Avant  de  répondre.  Coquelet  se  campa  fièrement  devant 
son  interlocutrice. 


LES  CONTRASTES  ET  LES  AFFINITÉS  2U 

—  Oiicl  âge  me  donncricz-vous  ? 

—  Soixante-deux  ans. 

—  Je  n'en  ai  que  cinquante-huit;  je  possède  une  jolie 
place. 

—  Après? 

—  Je  peux  demander  ma  retraite. 

—  Et  puis  ? 

—  Me  retirer  avec  trois  bonnes  mille  livres  de  rente. 

—  Ensuite  ? 

—  Les  partager  avec  une  femme,  et  faire  son  bonheur. 

—  Vraiment  ! 

—  Voulez-vous  être  cette  femme?  consentez-vous  à  devenir 
madame  Coquelet? 

Le  vieux  rentier  songea  un  instant  à  se  mettre  à  genoux  ; 
mais,  comme  il  n'était  pas  sûr  que  Pierrette  consentît  à  le 
relever,  il  aima  mieux  entendre  la  réponse  sur  ses  jambes. 

Cette  réponse  fut  un  éclat  de  rire.  Après  quoi,  la  jeune  fille 
mit  M.  Coquelet  à  la  porte. 

C/est  depuis  ce  jour  que  celui-ci  s'était  aperçu  que  M'"  Pier- 


212  LES  FLEURS  ANIMÉES 

rotte  rentrait  tard,  qu'elle  faisait  du  bruit,  qu'elle  Tempè- 
cliait  de  dormir. 

II  donnait  congé  par  vengeance. 


III 


ou     L'ON     VOIT     QU'IL     EST     QUELQUEFOIS     PRUDENT 
DE     S'ENFUIR     QUAND     ON     VOUS     APPELLE 

Après  le  départ  de  Coquelet,  M'"  Pierrette  voulut  continuer 
son  somme  ;  mais  cela  lui  fut  impossible. 

Elle  essaya  de  travailler,  mais  cela  lui  fut  bien  plus  impos- 
sible encore. 

—  Maudit  Coquelet  î  s'écria-t-elle  en  tapant  du  pied;  c'est 
pourtant  lui  qui  me  vaut  cette  insomnie.  Je  dormais  si  bien 
quand  il  est  entré  !  Mais  que  faire,  bon  Dieu  !  que  faire? 

Me  proposer  d'être  sa  femme,  à  moi  Pierrette!  Mais  il  ne 
s'est  donc  jamais  regardé  dans  sa  glace,  le  vieux  loup  !  Il  a 
bien  fait  de  s'en  aller,  car  si  je  le  tenais,  je  lui  ferais  bien 
expier  sa  sottise. 

Et  pourquoi  n'essayerais-je  pas  ?  Il  ne  doit  pas  être  bien 


LES  CONTRASTES  ET  LES  AFFINITÉS  213 

loin.  A  ces  mots,  elle  sortit  de  sa  chambre  et  se  mit  à  crier  de 
toutes  ses  forces  :  —  Monsieur  Coquelet  !  Monsieur  Coquelet  ! 

Il  n'était  pas  au  bas  de  l'escalier;  il  leva  la  tête. 

—  Qui  m'appelle  ? 

—  C'est  moi,  Pierrette. 

Le  cœur  de  Coquelet  se  dilata. 

—  Elle  me  rappelle,  pensa-t-il  ;  elle  comprend  tout  ce  que 
ma  proposition  a  de  flatteur  et  d'ag-réable  pour  elle.  Vite,  vite, 
remontons. 

Il  gravit  les  marches  de  l'escalier  quatre  à  quatre. 

Il  était  tout  essoufflé,  quand  il  se  trouva  en  présence  de 
Pierrette  ;  il  lui  sourit  néanmoins. 

—  Vous  m'avez  appelé,  ma  toute  belle  ?  lui  demanda-t-il 
d'un  ton  doucereux. 

—  Oui,  répondit  Pierrette  en  prenant  une  contenance  em- 
barrassée. 

—  Que  me  voulez-vous  ? 

Redoublement  d'embarras  du  côté  de  Pierrette.  —  Pauvre 
petite  !  se  dit  Coquelet,  elle  n'ose  m'avouer  qu'elle  veut  deve- 
nir ma  femme.  Il  faut  l'encourager. 


214  LES  FLEURS  A.NniÉLS 

—  Parlez,  mon  enfant,  parlez  sans  crainte.  Au  point  0:1 
nous  en  sommes,  vous  le  pouvez. 

—  Je  voulais  vous  dire  que. . . 

—  Voyons. 

—  Vrai,  vous  désirez  que  je  parle  ? 

—  Je  vous  en  supplie,  cruelle,  ne  retardez  pas  l'instant  de 
mon  bonheur, 

—  Eh  bien  !  s'écria  Pierrette  en  changeant  tout  à  coup  de 
ton.  je  voulais  vous  dire  que  vous  ùtes  un  monstre  de  m'avoir 
réveillée  si  matin,  et  qu'il  faut  que  je  me  venge  ! 

En  même  temps  elle  s'approcha  de  Coquelet,  et  le  pinça  de 
façon  à  lui  faire  pousser  une  clameur  féroce. 

Pierrette  s'enfuit  en  riant,  et  courut  se  barricader  dans  sa 
chambre. 

Coquelet  sortit  pour  déposer  sa  plainte  chez  le  procureur 
du  roi. 


LES  CONTRASTES   ET  LES  AFFINITÉS  215 


IV 


TIREZ     LA     CHEVILLETTE,     LA     BOBINETTE     CHERRA 

Frantz  entendit  tout  ce  tapage,  et  sortit  de  sa  mansarde.  11 
avait  entendu  la  voix  de  Pierrette  et  celle  de  M.  Coquelet  qui 
semblaient  se  quereller. 

Il  voulut  connaître  les  motifs  de  cette  querelle. 

M.  Coquelet,  furieux,  transporté,  éperdu,  refusa  de  lui  ré- 
pondre. M"^  Pierrette  venait  de  s'enfuir. 

Comment  faire? 

Il  y  avait  bien  un  moyen  :  taper  à  la  porte  de  iM'"  Pierrette, 
mais  Frantz  était  si  timide  ! 

A  la  fm,  il  se  décida.  Il  était  rouge,  il  était  pâle,  tant  le 
cœur  lui  battait. 

Il  frappa  discrètement,  h  peine  si  M"^  Pierrette  put  l'en- 
tendre. Nous  ne  savons  comment  cela  se  fit,  mais  il  n'eut  pas- 
besoin  de  recommencer  comme  M.  Coquelet  :  une  voix  douce 
lui  dit  tout  de  suite  :  —  Entrez. 

Et  il  entra. 


2i6 


LES   FLEURS   ANIMÉES 


Maintenant  que  nous  avons  disposé  les  divers  personnages 
de  ce  drame  d'intérieur,  donné  une  idée  de  leur  caractère, 
de  leur  position,  de  leurs  mœurs,  le  lecleur  doit  être  exces- 
sivement curieux  de  connaître  les  grands  événements  qui 
.vont  suivre.  C'est  pourquoi  nous  allons  passer  à  une  autre 
histoire. 


AUTRE     MARGUERITINE 


LE     TRÈFLE 


0^^-^       UEiLLE  le  trèfle  à  quatre  feuilles,  m'a  dit  la 
vieille  Marthe,  c'est  un  talisman  qui  porte 
M^    bonheur. 


Et  moi  je  me  suis  levée  ce  matin  pour 
venir  chercher  le  trèfle  à  quatre  feuilles. 


Je  parcours  en  tous  sens  la  prairie,  et  je  ne  trouve  pas 
mon  talisman.  Rend-il  riche?  fait-il  aimer?  préserve-t-il  des 
maladies? 

28 


218  LES   FLEURS  ANIMÉES 

Mon  Dieu,  que  ce  cliuinp  de  trèfle  est  joli  !  comme  ces 
lestons  découpés  s'inclinent  gracieusement  sous  la  brise  ! 

L'alouette  a  fait  son  nid  au  milieu  des  toufTes  de  trèfle,  les 
petites  bêtes  du  bon  Dieu  se  balancent  sur  ses  feuilles,  le 
papillon  voltigent  autour  de  ses  fleurs. 

La  perdrix  et  la  caille  y  mènent  promener  leur  jeune  cou- 
vée :  ils  courent,  ils  jouent,  ils  se  poursuivent  au  milieu  de 
l'herbe  épaisse. 

Petits  oiseaux,  petites  bêtes,  papillons,  le  trèfle  hospitalier 
accueille  et  protég-e  les  faibles  et  les  timides.  Il  n'est  pas  jus- 
qu'au lièvre  paresseux  et  sybarite  qui  ne  vienne  s'endormir 
pendant  la  chaleur  sous  ces  touffes  fraîches  et  moelleuses. 

Je  comprends  maintenant  pourquoi  la  vieille  Marthe  m'a 
dit  de  cueillir  le  trèfle  à  quatre  feuilles. 

Etre  humble  et  charitable,  aimer  les  pauvres  et  les  oppri- 
més, cela  ne  porte-t-il  pas  bonheur  ? 

Montre-toi  donc  à  moi,  trèfle  à  quatre  feuilles,  mon  cher 
talisman.  Il  y  a  bien  longtemps  que  je  te  cherche.  Loués  soient 
Dieu  et  ma  patronne!  le  voilà,  je  l'ai  trouvé. 


O" 


Garni,',-  n— e:.  Editeur 


1 


UNE     LEÇON 


PHILOSOPHIE  BOTANIQUE 


—  o  "1>  ','";;j'  "'^:>  a  o  ■^  --'«I  "C".  '■"""  '^ 


MAXIME     PROFONDE 


ouTE  fleur  est  susceptible  de  culture , 
disait  le  savant  docteur  Gocomber  à  son 
élève  le  petit  marquis  de  Florizelles,  un 
jour  qu'ils  se  promenaient  ensemble 
dans  les  champs,  à  l'eff'et  d'admirer  le 
sublime  spectacle  de  la  nature. 


On  croyait  beaucoup  à  la  nature,  au  dix-huitième  siècle. 


220  LES  FLEURS  ANIMÉES 

—  Voyez,  ajoutait  Cocomber,  cet  œillet  que  j'ai  cueilli  ce 
matin  dans  le  parterre  du  château,  il  a  commencé  par  être  une 
petite  fleur  simple,  sans  conséquence,  indigne  d'attirer  l'atten- 
tion d'un  savant  docteur  comme  moi;  maintenant  je  le  mets 
à  ma  boutonnière,  je  m'en  pare,  mon  nez  peut  le  respirer  sans 
se  compromettre.  Savez-vous  pourquoi  ? 

—  Vraiment  non,  répondit  Florizelles. 

—  Parce  qu'un  jardinier  habile  a  pris  cette  fleur,  l'a  culti- 
vée avec  soin,  et  en  a  foit  une  fleur  de  bonne  compagnie, 
brillante,  agréable,  oflrant  vingt  aspects,  ayant  vingt  physio- 
nomies diflerentes,  et  tout  cela  grâce  à  l'éducation.  Que  mon- 
sieur le  marquis  jette  un  coup  d'œil  sur  ce  chardon. 

—  C'est  fait,  répondit  le  marquis. 

—  Comment  trouvez-vous  cette  plante? 

—  Horrible. 

—  Eh  bien,  je  suis  sûr  qu'on  parviendrait,  avec  du  temps 
et  de  la  patience,  à  lui  faire  porter  des  fleurs  plus  belles  et 
plus  parfumées  que  la  rose.  Retenez  donc  bien  cette  maxime, 
ajouta  le  g^ouverneur  :  Toute  fleur  est  susceptible  de  culture. 

Comme  on  entendit  sonner  la  cloche  du  dîner,  le  docteur 
Cocomber  trouva  qu'il  avait  fait  suffisamment  admirer  le  spec- 
tacle de  la  nature  à  son  élève,  et  ils  prirent  le  chemin  du 
château. 


UiNE  LEÇON   DE   PHILOSOPHIE  BOTANIQUE  221 


II 


USAGE     QUE     FAIT     DE     CETTE     MAXIME     LE     PETIT     MARQUIS 
DE     FLORIZELLES 

Depuis  longtemps  Florizelles  s'était  aperçu  que  Toinette,  la 
nièce  du  jardinier,  était  plus  jolie,  malgré  sa  jupe  de  bure,  sa 
coiffe  de  percale  et  ses  sabots,  que  les  demoiselles  du  voisi- 
nage qui  venaient  visiter  sa  noble  mère. 

Il  suivait  Toinette  aux  champs,  il  l'attendait  pour  lui  parler 
lorsqu'elle  rentrait  chez  son  oncle,  au  détour  de  la  grande 
allée. 

Un  jour,  il  lui  avait  même  dit  :  —  Toinette,  je  t'aime. 

—  Et  moi  itou  ! 

Voilà  ce  qu'avait  répondu  Toinette.  Comme  ils  avaient  été 
pour  ainsi  dire  élevés  ensemble,  que  la  mère  de  Toinette  avait 
nourri  Florizelles,  qu'ils  avaient  joué  tous  les  deux  sur  les 
genoux  de  la  bonne  femme,  qu'ils  ne  s'étaient  pas  perdus  de 
vue  un  seul  instant  depuis  leur  enfance,  ils  ne  potivaient  pas 
faire  beaucoup  de  façons  l'un  et  l'autre  à  se  dire  qu'ils  s'ai- 
maient. 


•222  LES   ILEURS  ANIMÉES 

Le  docteur  Cocomber  était  trop  savant  pour  s'apercevoir  de 
cet  amour,  et  lorsqu'il  s'en  fut  aperçu  il  n'y  prit  pas  garde. 

—  Après  tout,  se  dit-il.  il  n'y  a  pas  grand  mal  à  cela  :  à 
leur  âge  ça  ne  peut  aller  bien  loin,  et  puis,  quand  même  ? 
De  tout  temps  les  Toinette  ont  été  faites  pour  les  marquis  de 
Florizelles. 

S'il  voulait  faire  quelque  folie,  il  me  suffirait  de  lui  débiter 
une  ou  deux  de  mes  grandes  maximes  pour  l'en  empêcher. 

Il  s'endormait  là-dessus,  heureux  que  son  élève  allât  faire 
l'école  buissonnière,  et  lui  permît  de  se  livrer  tranquillement 
à  sa  sieste  habituelle. 

Sur  ces  entrefaites,  la  mère  de  Florizelles  mourut,  et  il 
déclara  à  son  gouverneur  qu'étant  majeur  et  libre  de  son  bien, 
il  voulait  aller  vivre  à  Paris  et  emmener  Toinette. 

Emmener  Toinette  !  Cocomber  ne  pouvait  en  croire  ses 
oreilles. 

—  Mais,  monsieur  le  marquis,  disait  le  docteur,  vous  trou- 
verez assez  de  jolies  femmes  à  Paris. 

—  Je  préfère  Toinette. 

—  Une  paysanne  ! 

—  Plus  jolie  qu'une  reine. 


UNE  LEÇON    DE  PHILOSOPHIE  BOTANIQtJE  223 

—  Une  fille  qui  ne  sait  rien  ! 

—  Je  ferai  son  éducation. 
Cocomber  haussa  les  épaules. 

—  Rappelez-vous,  reprit  le  marquis,  ce  que  vous  me  di- 
siez l'autre  jour  : 

Toute  fleur  est  susceptible  de  culture. 


III 


TOINETTE 


Florizelles  ne  se  trompa  pas  à  l'égard  de  Toinette.  Au  bout 
de  trois  mois  de  séjour  à  Paris,  elle  s'était  complètement 
formée. 

Elle  chantait  à  ravir  les  airs  du  Devin  de  village. 

Elle  faisait  d'amirables  portraits  d'épagneuls  au  pastel. 

Elle  écrivait  de  charmants  petits  billets. 

Elle  avait  des  airs  de  tète  et  des  mouvements  de  corps 
d'une  langueur  adorable. 


224  Mi:S   FLEURS  ANIMÉES 

Quand  le  marquis  donnait  une  fête,  on  faisait  cercle  pour 
voir  Toinette  danser  le  menuet  ou  la  furstemberg-. 

Il  fallait  la  voir  avec  ses  mouches,  ses  petites  mules  mignon- 
nes, ou  ses  petites  galoches  relevées,  ses  paniers,  sa  poudre 
et  son  éventail  !  Watteau  voulut  à  toute  force  faire  son  por- 
trait. 

Florizelles  passait  pour  un  heureux  drôle. 


IV 


FLORIZELLES 

Florizelles  s'ennuyait. 

Non  pas  que  Toinette  manquât  d'esprit  avec  toute  sa  beauté  ; 
au  contraire,  elle  en  avait  autant,  pour  ainsi  dire,  que  de 
grâce. 

Sa  conversation  était  animée,  vive,  étincelante  :  on  admi- 
rait l'à-propos  de  ses  reparties,  l'heureux  tour  de  ses  expres- 
sions. 

La  fleur  avait  amplement  répondu  aux  soins  de  l'horticul- 
teur, et  cependant  l'horticulteur  n'était  pas  satisfait. 

Il  regrettait  la  simple  fleur  des  champs  qu'il  avait  cueillie. 


UNE  LEÇON  DE  PHILOSOPHIE  BOTANIQUE  225 


V 


DES  INCONVENIENTS  DE  L'EDUCATION 


La  beauté  conduit  à  la  coquetterie.  L'éducation  mène  à 
l'orgueil. 


L'orgueil  est  frère  du  dédain. 

Une  femme  qui  sait  qu'elle  est  belle,  qu'elle  a  de  l'esprit, 
n'apprend  ces  choses-là  que  par  l'éducation. 

Une  fois  qu'elle  les  sait,  il  est  impossible  qu'elle  ne  se 
mette  pas  tout  de  suite  à  s'admirer  elle-même,  et  à  dédaigner 
les  autres. 

Rien  ne  fait  plus  souffrir  qu'une  femme  dédaigneuse. 

Or,  le  dédain,  c'était  le  défaut  de  Toinette. 


VI 


ou  Ele  docteur   cocomber  fait  encore   plus   vivement 

SENTIR    LA    VÉRITÉ    DE    CE    QUE    NOUS    VENONS    DE    DIRE 

Florizelles  se  promenait  dans  son  jardin  comme  au  com- 
mencement de  cette  histoire. 

I.  29 


226  LES  FLEURS  ANIMÉES 

11  causait  avec  son  ancien  gouverneur  qu'il  avait  invité  ù 
dîner. 

Tous  les  deux  parlaient  de  Toinette. 

Vers  la  fin  de  l'entretien,  le  docteur  Cocomber  cueillit  un 
œillet. 

—  YoiKi.  dit-il  au  marquis,  la  fleur  qui  m'a  fait  émettre  la 
maxime  qui  vous  a  perdu.  De  toutes  les  fleurs,  c'est  celle  qui 
est  la  plus  susceptible  de  culture.  Savez-vous  ce  qu'en  a  fait 
la  sag-esse  des  nations  ? 

Le  symbole  du  dédain. 


VII 


AUTRE     VERSION 

Il  en  est  qui  se  contentent  de  faire  de  l'œillet  la  fleur  des 
poètes,  à  cause  de  la  fécondité  et  de  la  variété  de  ses  produits  : 
ceux-là  ne  s'aperçoivent  pas  qu'ils  ne*  font  que  changer  le 
nom,  la  chose  reste  la  môme.  Mépriser  les  autres,  rester  en 
perpétuelle  admiration  de  soi-même,  se  croire  d'une  race 
supérieure  aux  autres  mortels,  n'est-ce  pas  là  en  général  le 
défaut  des  poètes  ?  Ce  défaut  ne  s'appelle-t-il  pas  aussi  le 
dédain  ? 


UNE  LEÇON  DE  PHILOSOPHIE   BOTANIQUE  227 

Donc,  nous  nous  en  tiendrons  à  notre  premier  symbole. 

Florizelles  ne  se  consola  jamais  de  son  abandon,  malgré  la 
beauté  des  maximes  que  Gocomber  inventa  pour  le  ramener 
à  la  sagesse.  — La  paysanne  ignorante  serait  restée  constante, 
pensait-il  ;  la  femme  du  monde  m'a  trahi;  c'est  ma  faute. 
Oh  !  si  c'était  à  recommencer  !... 

Il  répéta  cette  phrase  jusqu'à  quarante  ans,  époque  à  la- 
quelle il  se  maria. 


VIII 

POUR     NE     PAS     FINIR     SUR     UN     SYMBOLE 

Nous  dirons  que  Toinette  quitta  le  marquis  Florizelles  pour 
un  duc,  et  le  duc  pour  un  prince. 

Elle  se  croyait  au-dessus  de  tout  le  monde. 

Ces  perpétuels  changements  ne  nuisirent  ni  à  son  bonheur 
ni  à  sa  santé.  Toinette  vécut  jusqu'à  l'âge  de  quatre-vingt- 
dix  ans. 

Il  est  bon  de  remarquer  ici  que  presque  toutes  les  femmes 
remarquables  du  dix-huitième  siècle  sont  mortes  fort  vieilles 
et  sans  aucune  espèce  d'infirmité. 


228 


LES  FLEURS  ANIMÉES 


IX 


AU     LECTEUR 


Tu  as  déjà  compris,  ami  lecteur,  que  c'est  la  vie  de  l'OEillet 
lui-même  que  je  viens  de  te  raconter  sous  le  pseudonyme  de 
Toinette. 


~_'-\^-„-^-%,-_--_-_'v-^-'^"_" 


AUTRE    GHÂZEL 


L'A  L  O  E  S 


E  jeune  Ahmed -bcn- Hassan  ,   étudiant 
d'Alep,  se  promenait  dans  la  campagne. 

Comme  la  chaleur  du  jour  devenait 
trop  forte,  il  s'assit  sous  un  buisson 
d'églantines. 


On  était  au  milieu  de  la  lune  de  mai  ;  les  fleurs  fraîchement 
épanouies  répandaient  une  douce  odeur.  Ahmed-ben-Hassan 
savourait  avec  un  égal  plaisir  le  parfum  du  buisson  et  son 
ombre. 


230  LES  FLEUaS  ANIMÉES 

Comme  il  avait  im  cœur  reconnaissant  et  une  imagination 
aimable,  la  fantaisie  lui  prit  d'adresser  un  ghazel  à  l'É- 
g-lantine. 

a  L'Égiantine  naît  au  bord  des  chemins;  on  n'a  qu'à  éten- 
dre la  main  pour  la  cueillir. 

<(  L'Égiantine  plaît  à  tout  le  monde  pour  sa  beauté  naïve  ; 
elle  est  le  charme  du  cœur  et  des  yeux. 

«  L'Ég-lantine  n'a  pas  besoin  de  culture,  elle  plaît  d'autant 
plus  qu'elle  reste  dans  sa  simplicité. 

«  Ainsi  l'homme  de  génie  naît  dans  le  peuple,  chacun  le 
comprend  et  l'aime  ;  il  est  d'autant  plus  fort  qu'il  n'emprunte 
rien  à  l'éducation,  et  reste  lui-même.  » 

Après  avoir  composé  ce  ghazel,  le  poète  le  récita  à  haute 
voix,  quoiqu'il  n'y  eût  là  personne  pour  l'entendre. 

A  peine  avait-il  achevé,  qu'une  voix  douce  et  arg-entine 
retentit  à  son  oreille.  Il  se  retourna  et  vit  une  Égiantine  qui 
lui  parlait. 

«  Ahmed-ben-Hassan,  lui  dit-elle  après  force  compliments, 
regarde  là-bas,  au  pied  du  rocher,  l'Aloès  aux  branches  épi- 
neuses. 

«  Ses  racines  ont  mis  près  d'un  siècle  à  percer  la  pierre 


L'ALOES 


231 


dure  ;  il  a  supporté  le  soleil  ardent,  le  simoun  plus  ardent 
que  le  soleil,  chétif,  rabougri,  avec  un  serpent  à  ses  pieds. 

«  Ce  serpent,  c'était  la  misère. 

«  Bientôt  une  fleur  magnifique  s'épanouira  au  sommet  de 
cette  tige  épineuse,  et  toutes  les  autres  fleurs  pâliront  devant 
elle. 

«  Le  serpent  s'enfuira. 

«  Et  quand  la  fleur  sera  flétrie,  quand  la  tige  tombera  sur 
le  sol,  précieusement  recueillie,  elle  formera  un  parfum  qui 
durera  toujours. 

«  Ce  n'est  pas  l'Églantine,  Ahmed-ben-Hassan,  c'est 
l'Aloès  qui  est  la  fleur  du  génie.  » 


LES    CONTRASTES 


LES    AFFINITÉS 


—       SUITE    ET    FIN      — 


-o  '"y  '."!''"  "S'*  '^  o  8  ■C'Cr.  ''''"^' 


V 


ON     N'EST     JAMAIS     TRAHI     QUE     PAR     SOI-MEME 


ous  en  étions  restés  à  ce  point  culmi- 
nant de  notre  histoire  oii  Frantz  pénètre 
dans  la  chambre  de  M'"^  Pierrette. 

Nous  l'avons  montré  ému,  rouge,  pal- 
pitant ;    ce  n'était  point  cependant  la 
première  fois  que  pareille  chose  lui  arrivait. 

30 


234  LES  FLEURS  ANIMÉES 

Souvent,  lorsque  M""  Pierrelte,  au  retour  de  ses  excursions 
nocturnes,  voyait  briller  la  lampe  solitaire  de  Frantz,  elle 
entrait  chez  lui  pour  allumer  sa  chandelle  qui  venait  de 
s'éteindre. 

De  son  côté,  lorsqu'il  entendait  par  hasard  le  jeune  fille 
répétant  les  refrains  d'une  chansonnette,  Frantz  quittait  son 
ouvrage  et  se  rendait  chez  elle. 

Nous  devons  dire  à  sa  louange  que  c'était  le  seul  motif  qui 
pût  lui  faire  abandonner  son  travail. 

jyjiie  pi(>rrette  n'était  pas  insensible  à  ces  visites,  et  elle 
reconnaissait  Frantz  rien  qu'à  sa  manière  de  frapper  à  sa 
porte. 

Elle  eut  soin  de  faire  disparaître  sa  défroque  de  bal  avant 
l'arrivée  du  jeune  homme. 

Sa  présence  ne  calma  pas  tout  de  suite  la  colère  dans 
laquelle  venait  de  la  mettre  l'oflVe  du  Coquelet.  Frantz  la 
trouva  dans  l'ébranlement  nerveux  que  causent  toujours  les 
émotions  fortes  chez  les  femmes. 

11  lui  en  demanda  la  cause. 

—  C'est  ce  monstre  de  Coquelet,  répondit-elle;  savez-vous 
ce  qu'il  me  proposait  tout  à  l'heure? 

—  Quoi  donc? 


LES  CONTRASTES  ET  LES  AFFINITÉS  235 

—  De  l'épouser  ! 

A  ces  mots,  Frantz  pâlit;  il  reprit  presque  en  balbutiant  : 

—  Et  vous  lui  avez  répondu  ? 

—  Ma  réponse  a  été  un  bleu  dont  il  se  souviendra  long- 
temps. Moi,  devenir  sa  femme!  Jamais  ! 

M'"  Pierrette  prononça  ce  mot  avec  une  attitude  tout  à  fait 
cornélienne.  Frantz  se  sentit  soulag-é  comme  d'un  grand 
poids  ;  ses  joues  reprirent  leur  couleur  naturelle  ;  il  saisit  la 
main  de  Pierrette. 

—  Oh  !  merci,  lui  dit-il,  merci  ! 

Voilà  une  exclamation  que  notre  héros  aurait  bien  voulu 
retirer  ;  mais,  ma  foi,  il  n'était  plus  temps  ;  Frantz  s'était 
trahi  lui-même. 

*Ceci  nous  évitera  une  foule  de  préparations,  de  précautions, 
de  circonlocutions,  pour  vous  apprendre  que  Frantz  aimait 
M'"^  Pierrette. 

Je  parie  que  vous  vous  en  doutiez  î 


i36  LES  FLEURS  ANIMÉES 


VI 


LES     MENSONGES     DE     MADEMOISELLE     PIERRETTE 

Comment  se  fait-il,  nous  dira  le  lecteur,  qu'un  jeune 
homme  posé,  rangé,  sag-e,  laborieux,  innocent,  candide, 
une  espèce  de  Grandisson  comme  M.  Frantz,  puisse  éprou- 
ver de  la  sympathie  pour  une  jeune  fille  dissipée,  frivole, 
légère,  peut-être  même  coquette,  comme  Pierrette? 

A  cela  nous  pourrions  répondre  par  deux  axiomes  que,  vu 
la  gravité  de  la  circonstance,  nous  ne  traduirons  pas  en  fran- 
çais. 

Similia  similibus,  contraria  contrariis. 

Le  vieux  rentier  est  attiré  par  le  vieux  concierge,  Coquelet 
par  Jabulot  :  Similia  similibus. 

Le  sage  Frantz  a  un  penchant  pour  la  folle  Pierrette  : 
Contraria  contrariis. 

Cette  réponse  serait  péremptoire;  mais  nous  en  avons  une 
en  réserve  qui  vaut  peut-être  mieux. 

Frantz  ne  sait  pas  à  qui  il  a  affaire. 


LES  CONTRASTES  ET  LES  AFFINITÉS  237 

Si  M"^  Pierrette  rentre  si  tard  le  soir,  et  quelquefois  pas 
du  tout,  c'est  que  l'ouvrage  presse  et  qu'on  la  retient  à 
l'atelier. 

Si  elle  chante,  c'est  pour  donner  le  change  à  de  noirs  cha- 
grins qui  l'obsèdent. 

Si  elle  passe  ses  après-midi  à  dormir,  c'est  que  son  faible 
corps,  vaincu  par  le  travail  obstiné  de  la  nuit,  ne  peut  résister 
à  la  fatig'ue. 

Voilà  ce  que  Pierrette  a  dit  à  Frantz,  et  il  est  reconnu 
qu'on  croit  tout  de  la  femme  qu'on  aime. 


VII 


UNE     CHOSE     CONVENUE 

11  est  bien  convenu,  une  fois  pour  toutes,  que  Frantz  a 
avoué  son  amour  à  Pierrette  le  jour  où  il  est  entré  dans  sa 
chambre,  après  le  départ  de  M.  Coquelet. 

Il  est  également  établi  que  M'"  Pierrette  a  reçu  cette  dé- 
claration avec  infiniment  plus  de  plaisir  que  celle  du  vieux 
rentier. 

On  est  prié  de  se  figurer  le  bonheur  de  Frantz  :  aucune 
plume  humaine  n'en  saurait  donner  une  idée. 


238  LES  FLEURS  ANIMÉES 


VIII 

REVENONS     A     M.     COQUELET 

Le  procureur  du  roi  refusa  de  recevoir  sa  plainte,  ce  qu'on 
nomme  vulgairement  un  pince-sans-rire  n'étant  pas  un  délit 
prévu  par  le  Code  pénal. 

Voilà  donc  Coquelet  d'autant  plus  furieux  qu'il  est  obligé 
de  renoncer  à  sa  vengeance. 

En  allant  au  parquet,  il  voyait  Pierrette  assise  sur  les  bancs 
de  la  police  correctionnelle  ;  le  ministère  public  concluait  à 
six  mois  de  prison  et  mille  francs  de  dommages-intérêts. 

Alors  Coquelet  se  levait,  promenait  un  regard  assuré  sur 
les  juges  et  sur  l'auditoire  ;  tout  le  monde  faisait  silence,  et 
il  déclarait  que  si  la  coupable  consentait  à  l'épouser,  il  reti- 
rait sa  plainte  sur-le-champ. 

Pierrette  se  jetait  à  ses  genoux  et  les  embrassait  en  fondant 
en  larmes  ;  le  ministère  public  lui  adressait  un  speech  de  féli- 
citation  sur  sa  générosité,  et  l'auditoire  le  couvrait  d'applau- 
dissements, malgré  les  avertissements  du  président,  qui  récla- 
mait en  vain  le  silence,  toutes  les  marques  d'approbation  ou 
d'improbation  étant  sévèrement  défendues  par  la  loi. 


LES   CONTRASTES    ET  LES  AFFINITÉS  230 

Quelle  dilférence  au  retour! 

La  réalité,  et  la  réalité  poignante,  à  la  place  de  tant  d'illu- 
sions ! 

Coquelet  se  voyait  forcé  de  déménager,  d'abandonner  un 
logement  oii  il  avait  passé  des  jours  si  heureux  et  si  tran- 
quilles, oii  ses  serins  étaient  si  bien  acclimatés. 

Il  supputait  les  dépenses  forcées  et  extraordinaires  qu'oc- 
casionne toujours  un  déménagement. 

Tout  moyen  de  contraindre  Pierrette  à  devenir  sa  femme 
était  perdu. 

On  est  supplié  de  se  figurer  le  désespoir  de  Coquelet.  Rien 
ne  saurait  lui  être  comparé. 


IX 


DISONS     QUELQUES     MOTS     DE     JABULOT 

Je  me  trompe. 

Le  désespoir  de  Jabulot  pourrait  parfaitement  approcher 
du  désespoir  de  Coquelet. 

Apprenez  que  la  maison  dont  M.  Jabulot  est  depuis  qua- 
rante ans  portier,  cette  maison  qu'il  regarde  comme  sienne, 


240  LES   FLEURS  AMMÉES 

à  laquelle  il  s'est  identifié,  dont  il  est  l'âme,  cette  maison  a 
changé  de  maître. 


Le  nouveau  propriétaire  a  une  de  ses  créatures  à  pour- 
voir ;  il  lui  a  jeté  en  pâture  le  cordon  de  Jabulot. 

L'infortuné  a  reçu,  aujourd'hui  même,  l'ordre  de  partir 
dans  les  ving-t-quatre  heures;  passé  ce  temps,  on  le  fera 
reconduire,  de  brigade  en  brigade,  jusqu'aux  frontières  de 
sa  loge. 

Dans  tout  autre  moment,  Coquelet  eût  partagé  la  douleur 
de  Jabulot.  il  aurait  mêlé  ses  larmes  aux  siennes;  mais  le 
malheur  rend  égoïste. 

Il  répondit  d'un  ton  sec  au  portier,  qui  lui  racontait  sa 
mésaventure  :  —  Que  Voulez-vous  que  j'y  fasse! 


X 


LA     VENGEANCE     D'UN     RENTIER 

Frantz  épiait  le  retour  de  M.  Coquelet. 

Parce  que  le  rentier,  en  passant,  lui  disait   quelquefois  : 
Il  ne  faut  pas  tant  travailler,  vous  vous  rendrez  malade;  » 


LES  CONTRASTES  ET   LES  AFFINITÉS  241 

Parce  qu'en  lui  parlant  il  l'appelait  toujours  :  «  Mon  jeune 
ami  ;  » 

Parce  que  de  temps  en  temps  il  lui  donnait  quelques  con- 
seils au  nom  de  sa  vieille  expérience, 

Frantz  regardait  Coquelet  comme  un  second  père  :  les 
natures  sensibles  sont  toujours  dupes  de  leur  sensibilité. 

Il  attendait  donc  le  retour  de  son  second  père  pour  lui  faire 
part  de  son  bonheur,  le  charger  d'aller  de  sa  part  demander 
à  ses  parents  la  main  de  M'"  Pierrette,  et  le  prier  de  vou- 
loir bien  bénir  leur  union. 

Coquelet  était  à  peine  rentré  chez  lui  que  Frantz  se  présenta 
et  se  jeta  dans  ses  bras. 

—  Ovous!  s'écria-t-il,  qui  avez  guidé  ma  jeunesse,  soyez 
le  premier  instruit  de  mon  bonheur.  Elle  m'aime  î 

—  Qui,  elle? 

—  Pierrette. 

—  Pierrette  ! 

—  Elle-même,  la  douce,  la  bonne,  la  sage,  la  vertueuse, 
l'incomparable  Pierrette  !  J'ai  peine  à  croire  à  ma  félicité. 

Un  sourire  sardonique  effleura  les  lèvres  de  Coquelet. 

—  Elle  vous  a  dit,  reprit-il  ensuite,  qu'elle  vous  aimait? 

I.  31 


242  LES  FLEURS  ANIMÉES 

—  Do  sa  propre  bouche. 

—  Et  vous  la  croyez  ? 

—  Douter  de  Pierrette,  quel  blasphème  !  oh  !  non,  jamais! 
Coquelet  prit  un  air  majestueux. 

—  Écoutez,  mon  jeune  ami,  et  croyez  les  conseils  de  ma 
vieille  expérience.  Pierrette  n'est  pas  ce  que  vous  croyez; 
elle  vous  trompe,  l'infâme  ! 

—  C'est  vous  qui  me  trompez  ;  cessez  ce  jeu  cruel,  je  vous 
en  supplie. 

—  Il  faut  que  je  vous  ouvre  les  yeux,  mon  jeune  ami,  tout 
m'en  fait  un  devoir;  prêtez-moi  une  oreille  attentive. 

Alors  il  se  mit  à  lui  en  dire,  à  lui  en  dire  sur  Pierrette.  Sa 
conduite,  ses  mœurs,  la  cause  de  ses  sorties  nocturnes,  le 
vieillard  se  fit  un  plaisir  do  tout  lui  découvrir.  Frantz  était 
atterré  sous  le  poids  de  ces  révélations. 

—  Des  preuves,  disait-il  d'une  voix  faible  et  étouffée,  don- 
nez-moi des  preuves. 

—  Il  vous  faut  des  preuves  ? 

—  Oui  ! 

—  Eh  bien,  allez  ce  soir  au  bal  de  l'Opéra. 


LES   CONT{\ASTES   ET   LESAFFLMTÉS  253 


XI 


C'EST     LA     FAUTE     DE     M.     MUSARD 

Frantz  attendit  minuit  avec  impatience.  Il  prit  le  chemin  de 
l'Opéra.  Méphistophélès-Coquelet  le  suivait. 

Coquelet  n'avait  jamais  mis  les  pieds  à  l'Opéra,  et  il  trem- 
blait quelque  peu  en  entrant;  mais  la  vengeance,  ce  plaisir 
des  dieux  et  des  rentiers,  lui  donnait  des  forces. 

Une  fojs  dans  la  salle,  il  eut  bien  quelques  désagréments  à 
essuyer. 

Un  pierrot  lui  demanda  oii  il  avait  acheté  son  faux  nez. 
Coquelet  n'avait  absolument  rien  de  faux  sur  la  figure. 

Un  débardeur  s'informa  du  prix  que  lui  avait  coûté  son 
déguisement  chez  Babin. 

Coquelet  portait  son  habit  vert-pomme,  l'habit  qui  ,lui 
servait  aux  grandes  solennités. 

L'un  le  tirait  par  la  manche,  l'autre  par  la  perruque.  II 
commençait  à  regretter  de  s'être  hasardé  dans  cette  assemblée 
de  démons. 


244  LES  FLEURS  ANIMÉES 

Tout  à  coup  Frantz,  dont  l'avide  regard  plongeait  dans  tous 
les  groupes,  poussa  un  cri. 

La  foule  s'ouvrit  comme  par  enchantement,  pour  laisser 
passer  des  sergents  de  ville  et  des  gardes  municipaux  qui 
conduisaient  une  petite  femme  en  costume  de  pierrot. 

—  Je  suis  innocente,  disait-elle  auxg-ardes;  pourquoi  l'or- 
chestre joue-t-il  des  quadrilles  qui  vous  font  perdre  la  tète? 
C'est  la  faute  de  M.  Musard. 

Dans  cette  femme,  Frantz  avait  reconnu  Pierrette. 


XII 


SOYEZ     HEUREUSE 

Tout  le  temps  que  dura  le  trajet  de  l'Opéra  jusque  chez  lui. 
Frantz  garda  un  morne  silence. 

—  Du  courage,  mon  jeune  ami,  du  courage,  lui  disait 
Coquelet;  croyez-en  ma  vieille  expérience,  une  femme  ne 
vaut  pas  la  peine  qu'on  la  regrette. 

Frantz  ne  répondait  pas. 

Arrivé  devant  sa  chambre,  il  se  jeta  dans  les  bras  de 
M.  Coquelet  en  fondant  en  larmes. 


LES  COiMRASTES  ET   LES  AFFINITÉS  245 

—  Adieu!  lui  dit-il,  mon  seul  ami,  adieu  ! 

—  Pauvre  enfant  !  fit  le  vieux  rentier,  que  je  le  plains  !  je 
suis  aussi  malheureux  que  lui. 

11  ne  se  tenait  pas  de  joie  du  succès  de  sa  ruse. 

Rentré  chez  lui,  Frantz  se  mit  à  son  bureau  et  écrivit  la 
lettre  suivante  : 

«  Vous  m'avez  trompé;  je  vous  méprise,  mais  je  sens  que 
je  vous  aime  encore.  Il  ne  me  reste  donc  pjus  qu'à  mourir. 
Adieu  !  je  vous  pardonne  ;  soyez  heureuse  !  » 

Comme  le  jour  même  il  avait  fait  sa  provision  de  charbon, 
il  s'asphyxia. 

XIII 

ou     FINIT'  L'HISTOIRE,     ET     OU     COMMENCE     LA     FÉERIE 

Au  moment  où  Frantz  laissait  tomber  sa  tetè  déjà  alourdie 
par  les  vapeurs  du  charbon,  sa  fenêtre  s'ouvrit  silencieuse- 
ment. 

Une  forme  la  traversa  d'un  vol  léger. 

Cette  forme  était  celle  d'une  femme.  Elle  s'approcha  du 
mourant,  et  toucha  sa  figure  du  bout  de  ses  ailes. 


246  LES  FLEURS  ANIMÉES 

—  Meurs  sans  soulîrir,  dit-i'lle.  meurs,  mon  enfant;  mon 
beau  Lin,  doux  symbole  de  candeur  et  de  pureté.  Un  hasard 
fatal  t'a  jeté  sur  les  pas  de  la  Belle-de-?suit,  et  tu  l'as  aimée. 
Pauvre  enfant  !  tu  aimais  la  coquetterie  et  la  dissipation. 
Comme  te  voilà  puni  d'avoir  voulu  quitter  la  rive  natale,  le 
pays  de  la  Fée  aux  Fleurs,  mon  beau  royaume  ! 

La  Fée  aux  Fleurs  déposa  un  baiser  sur  le  front  de  Frantz, 
qui  semblait  seulement  endormi. 

Quant  à  Coquelet,  reprit-elle  ensuite,  et  à  Pierrette,  je  veux 
qu'ils  restent  encore  quelque  temps  sur  la  terre;  il  faut  qu'ils 
soient  punis.  Le  rentier  ne  reprendra  _sa  forme  primitive  de 
Houx,  et  la  danseuse  des  bals  de  l'Opéra  celle  de  Belle-de- 
Nuit,  que  lorsqu'ils  auront  expié  l'un  son  ég'oïsme,  l'autre 
son  inconduite. 

Demain,  à  l'aurore,  tu  te  trouveras  dans  mon  parterre  ;  il 
faut  maintenant  que  j'aille  m'occuper  de  ce  bon  Lierre  de 
Jabulot. 


Elle  toucha  Frantz  de  sa  baguette  et  elle  s'envola. 


LES  CONTRASTES  ET  LES  AFFIMTÉS 


247 


XIV 


ECLAIRCISSEMENT 


Jabulot  était  mort  de  saisissement  et  de  douleur  sur  le  seuil 
de  sa  loge  au  moment  de  la  quitter. 


XV 


DIX     ANS     APRES 

Coquelet  regrettait  toujours  son  ancien  appartement,  et  se 
désespérait  de  n'avoir  pas  épousé  Pierrette.  Pour  se  distraire, 
il  avait  voulu  jouer  sur  les  fonds  d'Espagne,  et  il  ne  lui  res- 
tait plus  que  huit  cents  livres  de  rente.  Il  s'était  vu  forcé  de 
restreindre  ses  dépenses  et  de  réformer  ses  serins. 


Pierrette  faisait  des  ménages. 


MARINE 


L'ACACIA  &  LA  VAGUE 


'^^W'^^--       E  connais  non  loin  de  la  mer  un  bosquet 
'^^  ,      d'acacias  dont  j'ai  pris  ce  matin  une  bran- 

?rl>.    che  fleurie. 

Quand  on  vient  de  cueillir  une  fleur,  on 
aime  à  s'approcher  du  rivage. 


On  se  promène  sur  la  grève,  et  on  jette  un  regard  sur  les 


flots  et  un  regard  sur  la  fleur. 


Il  semble  que  la  vague  vient  se  briser  plus  doucement  à 

1.  32 


2o0  LES   FLEURS  ANIMÉES 

VOS  pieds,   qu'elle  s'y  roule  plus   longtemps,    qu'elle  vous 
demande  quelque  chose. 

Elle  a  envie  de  votre  fleur. 

Retire-toi,  vague  capricieuse,  lui  dites-vous;  ce  n'est  pas 
pour  toi  que  je  l'ai  recueillie,  ma  belle  branche  d'acacia. 

Après  l'avoir  pressée  un  moment  sur  tes  lèvres  amères,  tu 
l'entraînerais  au  fond  des  abîmes  de  l'Océan. 

Mais  la  vague  ne  se  décourag-e  pas  :  voyez  quelle  blanche 
écume  elle,  fait  à  vos  pieds  ;  comme  elle  s'élève,  comme  elle 

bondit  :  on  dirait  qu'elle  veut  saisir  elle-même  la  fleur  que 
vous  tenez. 

Vous  riez  de  la  vag'ue,  vous  vous  moquez  de  ses  efforts, 
vous  agitez  la  fleur  devant  elle  comme  pour  lui  dire  :  Tu  ne 
l'auras  pas  ! 

Pendant  que  vous  vous  applaudissez  de  votre  victoire,  l'in- 
vincible fascination  du  g-oufTre  agit  à  votre  insu.  Le  flot  l'em- 
porte. C'en  est  fait,  la  branche  s'échappe  de  vos  mains,  vous 
la  voyez  monter  et  descendre,  flotter,  tournoyer,  puis  s'en- 
foncer dans  la  mer. 

Vous  le  regrettez,  mais  il  n'est  plus  temps. 


D'oii  vient  ce  magnétisme  secret  dont  tout  le  monde  a  subi 


L'ACACEA   ET   LA   VAGUE 


231 


l'atteinte?  Pourquoi  est-ce  toujours  à  la  vag-ue  la  plus  folle 
qu'on  aime  à  jeter  la  fleur  ? 

Demandez-moi  à  quelle  femme  vous  avez  jeté  votre  cœur, 
et  je  vous  répondrai. 


'V^  K 


''-Si.  / 


ELEGIE 


LE    SAULE    PLEUREUR 


ENEZ  SOUS  mon  ombre,  vous  tous  qui 
soufFrez,  je  suis  le  saule  pleureur;  je 
cache  sous  mon  feuillage  une  femme  au 
doux  visage;  ses  cheveux  blonds  pendent 
sur  son  front  et  voilent  son  œil  humide  : 
c'est  la  muse  de  tous  ceux  qui  ont  aimé. 


Venez,  la  mousse  qui  s'étend  à  mes  pieds  est  douce,  la  brise 
qui  passe  dans  mes  branches  est  rafraîchissante.  Vous  trouve- 


2o4  LES  FLEURS  ANIMÉES 

rez  celle  que  vous  cherchez,  et  que  vous  ne  connaissez  pas, 
celle  qui  doit  vous  consoler. 

Amante  et  vierg-e,  elle  reçoit  sur  son  sein  tous  ceux  qui 
pleurent.  Ses  lèvres  ne  se  posent  jamais  que  sur  les  blessures. 
Un  de  ses  baisers  les  guérit. 

Elle  est  la  chaîne  qui  lie  la  fin  de  l'homme  à  son  commen- 
cement. 

Sur  les  passions  de  la  jeunesse  elle  sème  des  fleurs  printa- 
nières;  quand  vient  l'heure  du  désenchantement,  elle  le  rend 
moins  amer  en  faisant  paraître  à  nos  yeux  la  douce  chimère 
du  souvenir. 

Elle  console  ceux  qui  appellent  la  mort;  elle  les  berce  de 
tendres  paroles.  — Toute  vag'ue  a  son  écume,  leur  dit-elle  ;  le 
fond  de  toute  coupe  est  amer  :  aimer  n'est-ce  pas  souffrir  ? 

C'est  ainsi  qu'elle  les  endort  dans  leur  douleur. 

Quelle  est  cette  femme  ?  C'est  votre  amie  la  plus  vraie,  votre 
sœur  la  plus  dévouée.  Son  nom,  son  chaste  nom,  c'est  : 
Mélancolie. 

Elle  aune  sœur  qui  s'appelle  Rêverie.  Elle  habite  au  fond 
des  grands  bois.  Ne  l'avez-vous  jamais  rencontrée  ? 

Elle  vient  ici  tous  les  jours,  et  je  caresse  son  front  pâle 
avec  le  bout  de  mes  feuilles  penchées. 


LE   SAULE  PLEUREL'll  2ao 

Venez  sous  mon  ombre,  l'ombre  du  saule  pleureur  ;  c'est 
là  que  vous  trouverez,  pensives  et  souriantes,  Mélancolie  et 
Rêverie,  les  deux  sœurs,  écoutant  le  murmure  des  vents  dans 
les  arbres,  assises  au  bord  de  l'eau. 


UA  MODE  DES  FLEURS 


£^f^^v.^^     L  est  temps  de  ménag-er  les  forces  du  lec- 
teur, et  de  jeter  ici  une  courte  digression. 


^1^*  Chaque  époque  a  eu  ses  fleurs  de  pré- 

dilection. Pour  prendre  une  idée  juste  des 
'^  ~    idées ,   des   mœurs ,    des   habitudes  d'une 
nation,  on  n'a  qu'à  reg^arder  ses  bouquets. 

Nous  sommes  fiers  d'être  les  premiers  à  poser  l'aphorisme 
suivant  : 

Les  fleurs  sont  l'expression  de  la  société. 

Nous  ne  parlerons  pas  des  fleurs  au  temps  de  la  Grèce  et 

1.  33 


258  LES  FLEURS  ANIMÉES 

de  Rome.  Le  paganisme  entoura  les  fleurs  d'une  sorte  de 
terreur  religieuse.  Chaque  calice  semblait  la  tombe  d'une 
nymphe  ou  d'un  demi -dieu.  En  cueillant  une  fleur,  on 
craignait  de  faire  souff'rir  Daphné  ou  d'arracher  une  plainte 
à  Adonis. 

Nous  laisserons  de  côté  les  variations  de  la  mode  des  fleurs 
en  Angleterre,  en  Allemagne,  en  Italie,  En  Espagne.  Cette 
étude  nous  entraînerait  trop  loin.  La  France  nous  suffira.  En 
tout  ce  qui  concerne  les  choses  de  la  mode,  la  France  n'a-t-elle 
pas  toujours  donné  le  ton? 

Commençons  par  le  moyen  âge. 

A  part  le  lis  et  la  mandragore,  le  moyen  âge  n'aima  guère 
les  fleurs.  Celles  que  crée  la  nature  ne  lui  suffirent  pas;  il  en 
inventa  de  chimériques  ;  il  peignit  des  fleurs  impossibles  sur 
le  frontispice  des  missels,  il  en  orna  les  vitraux  de  ses  cathé- 
drales. Tout  alors  était  fantastique,  les  animaux  et  les  plantes. 
C'était  l'époque  oii  la  salamandre  dansait  dans  le  feu,  oi^i  l'on 
croyait  à  l'herbe  magique  qui  donne  l'éternelle  jeunesse.  Le 
moyen  âge  ne  songeait  qu'à  faire  épanouir  ses  ogives,  ses 
rosaces,  ses  arabesques  ;  ses  fleurs  à  lui  étaient  de  pierre. 

Dans  ce  temps-là,  on  n'aimait  que  les  fleurs  tristes.  Le 
chardon,  l'ortie,  l'ivraie  s'étalent  presque  toujours  sur  le  de- 
vant des  tableaux.  Voyez  la  couronne  qu'Albert  Durer  met 
sur  la  tète  de  son  ange.  C'est  peut-être  le  seul  ange  du  moyen 


LA  MODE  DES  FLEURS  2o9 

âge  qui  ait  des  fleurs  autour  du  front,  et  il  représente  la  mé- 
lancolie. 

Le  lis  et  la  mandragore  [furent  les  seules  fleurs  acceptées 
sans  restriction.  C'était  bien  le  double  symbole  d'une  époque 
de  foi  sincère  et  de  légendes  fantastiques. 

Vint  la  renaissance. 

Qui  le  croirait?  La  renaissance,  qui  fut  comme  l'époque  du 
réveil  de  la  grâce,  la  renaissance  négligea  les  fleurs.  Elle 
parut,  comme  le  moyen  âge,  ne  les  aimer  qu'en  sculpture.  Si 
les  fleurs  du  moyen  âge  étaient  de  pierre,  celles  de  la  renais- 
sance furent  de  métal. 

Il  n'y  a  de  grand  horticulteur  pendant  la  renaissance  que 

Benvenuto  Cellini,  qui  faisait  de  si  belles  fleurs  d'or,  d'argent 

et  de  bronze. 

« 

Ronsard  aimait  les  fleurs  ;  il  en  parle  constamment  dans  ses 

vers,  mais  il  n'en  put  communiquer  le  goût  à  son  époque.  On 

crut  un  instant  que  les  fleurs  allaient  enfin  triompher  de  l'in- 

diff'érence  publique  et  asseoir  définitivement  leur  empire  en 

France,  lorsqu'on  vit  tous  les  poètes  se  réunir  pour  tresser 

la  fameuse  guirlande  de  Julie;  mais  Louis  XIII  mourut,  et 
Louis  XIV  monta  sur  le  trône. 

Le  grand  siècle  fut  encore  plus  indifférent  pour  les  fleurs 
que  le  moyen  âge  et  la  renaissance.  Où  est  la  place  des  fleurs 


200  LES  FLEURS  ANIMÉES 

à  Versailles,  à  Saint-Cloud,  à  Marly,  dans  toutes  les  grandes 
résidences  ?  C'est  à  peine  si  on  leur  réserve  un  mince  parterre 
perdu  au  milieu  de  la  grandeur  de  l'ensemble.  Que  voulez- 
vous  ?  le  grand  roi  n'aimait  pas  les  odeurs,  et  le  grand  siècle 
se  mit  à  imiter  le  roi. 

Seul,  le  g-rand  Condé  fit  exception  ;  il  eut  le  courage  de  cul- 
tiver des  œillets,  et  d'en  porter  à  la  boutonnière  en  présence 
de  Louis  XIV,  C'est  peut-être  le  plus  grand  acte  de  témérité 
qu'ait  pu  commettre  le  vainqueur  de  Rocroi  dans  tout  le  cours 
de  sa  brillante  carrière  militaire. 

Le  Nôtre  et  La  Quintinie,  pour  récréer  les  yeux  des  prome- 
neurs, taillèrent  tant  qu'ils  purent  l'if  et  le  buis;  mais  des 
pointes,  des  carrés,  des  ronds,  des  losanges,  des  triangles, 
des  trapèzes,  des  angles  rentrants,  aigus,  obtus,  ne  rempla- 
cent pas  les  fleurs. 

Une  autre  raison  contribua  à  nuire  aux  fleurs  au  moins 
autant  que  l'antipathie  de  Louis  XIV. 

11  faut  en  convenir,  le  grand  siècle  a  été  peut-être  le  plus 
médicinal  de  tous  les  siècles.  Turenne,  Condé,  Vauban,  Cati- 
nat,  Bossuet,  Fénelon,  Racine,  Molière,  Boileau.  Villars, 
Saint-Simon.  Louvois,  Colbcrt.  se  médicamentaient  d'une 
façon  vraiment  incroyable.  Le  personnage  le  plus  important 
do  la  société  après  le  confesseur,  c'était  l'apothicaire.  On  ne 
connaissait  en  fait  de  fleurs  que  la  jusquiame,  la  guimauve, 


LA  MODE  DES  FLEURS  261 

la  camomille,  la  capillaire,  la  digitale  et  autres  gros  bonnets 
de  la  flore  pharmaceutique.  Les  fleurs  ne  s'achetaient  qu'en 
petits  paquets  chez  Jes  herboristes  :  les  malheureuses  sem- 
blaient condamnées  à  la  tisane  à  perpétuité. 

La  Régence  ne  dura  pas  assez  longtemps  pour  avoir  une 
action  décisive  sur  l'avenir  des  fleurs.  Cependant  on  vit 
poindre  alors  quelques  collections  de  tulipes.  De  vieux  offi- 
ciers, qui  avaient  fait  les  canijoagnes  de  Hollande,  et  qui 
cachaient  sous  Louis  XIV  ce  goût  qui  leur  était  venu  d'un 
peuple  dont  le  seul  nom  mettait  le  grand  roi  en  fureur,  ne 
■  craignirent  pas  de  le  montrer  sous  son  débonnaire  neveu. 
C'est  ainsi  que  prit  naissance  l'art,  la  science,  ou  l'industrie 
du  fleuriste,  comme  vous  voudrez  l'appeler. 

Voici  le  dix-huitième  siècle.  Ne  vous  hùtez  pas  de  crier 
bravo  !  Ce  n'est  pas  autant  le  siècle  des  fleurs  que  vous  avez 
l'air  de  le  croire. 

Rien  de  ce  qui  est  naturel  ne  pouvait  plaire  au  dix-hui- 
tième siècle.  L'époque  des  mouches,  du  fard,  de  la  poudre, 
des  paniers  ne  devait  pas  s'accommoder  de  la  simplicité 
des  fleurs.  Watteau  ne  peignit  que  des  charmilles  et  des  bos- 
quets ;  ses  bergers  et  ses  bergères  sont  couverts  de  rubans, 
eux,  leur  chien,  leur  houlette,  leurs  moutons;  mais  une  fleur 
dans  tout  cela,  la  plus  simple  pâquerette,  vous  la  chercheriez 
en  vain. 

Mais  voilà  que  vers  la  fln  du  siècle  la  société  commence  à 


262  LES  FLEURS  ANIMÉES 

s'ennuyer  dos  borg-ers,  des  bergères,  des  charmilles,  des 
agneaux.  Elle  cesse  d'être  pastorale  pour  devenir  champêtre; 
de  la  galanterie  elle  passe  au  sentiment.  On  commence  à 
apercevoir  les  fleurs  qui  parfument  le  pré,  la  haie,  le  sentier, 
et  le  dix-huitième  siècle  tout  entier  s'écrie  en  même  temps 
que  Rousseau  :  Une  pervenche  ! 

C'était  la  première  fois  que  ce  bon  dix-huitième  siècle 
s'apercevait  que  les  pervenches  existent. 

La  Révolution  française  montra  pour  les  fleurs  la  plus 
grande  considération.  Saint-Just  voulait  que  la  fête  des  fleurs 
fût  célébrée  chaque  année  avec  la  plus  grande  solennité.  Tous 
les  députés  de  la  Convention,  Robespierre  en  tête,  portaient 
un  ^bouquet  de  fleurs  à  la  boutonnière  quand  ils  traversèrent 
Paris  le  jour  de  la  fête  de  l'Être  suprême. 

Sous  le  Consulat  et  sous  l'Empire,  on  cultiva  les  fleurs.  Le 
réséda  fut  longtemps  à  la  mode  ;  puis  vint  l'hortensia.  Je  ne 
puis  voir  une  de  ces  grosses  boules  sans  grâce,  qui  ont  l'air  si 
contentes  d'elles-mêmes,  sans  me  rappeler  la  femme  endi- 
manchée de  quelque  vieux  soldat  de  la  République  devenu 
général  de  division  ou  maréchal. 

Après  le  réséda  et  l'hortensia,  je  n'ai  pas  nommé  la  vio- 
lette :  les  fleurs  politiq.ues  ne  rentrent  pas  dans  notre  cadre  ; 
mais  j'aurais  dû  parler  de  la  sensitive  :  les  beautés  de  l'Em- 
pire aimaient  assez  qu'on  les  comparât  à  une  sensitive. 


LA  MODE   DES  FLEURS  263 

La  Restauration  protég-ea  beaucoup  l'églantine.  De  1820 
à  1825,  l'anémone  me  semble  rég-ner.  A  partir  de  ce  mo- 
ment jusqu'en  1830,  c'est  la  tubéreuse.  Aujourd'hui,  la  tubé- 
reuse, complètement  abandonnée,  en  est  réduite  à  se  réfugier 
dans  la  pommade. 

Que  dire  de  la  mode  des  fleurs  maintenant?  Jamais  on  ne 
les  a  tant  aimées,  jamais  il  ne  fut  plus  difficile  de  saisir 
les  nombreuses  royautés  qui  se  succèdent  dans  l'empire  de 
Flore. 

J'aurais  bien  voulu  ne  pas  employer  cette  expression,  mais 
qu'on  m'en  donne  une  autre. 

Aujourd'hui,  tout  le  monde  aune  fleur  qu'il  essaye  de  faire 
prévaloir. 

Georg-e  Sand  pousse  le  rhododendron. 

Alphonse  Karr  met  en  avant  le  verg-iss-mein-nicht. 


De  Balzac  a  inventé  le  tussilag-e. 


Victor  Hugo  se  prononce,  toutes  les  fois  qu'il  en  trouve 
l'occasion,  pour  l'asphodèle. 

Eug-ène  Sile  ne  sort  pas  des  fleurs  tropicales. 

Alexandre  Dumas  n'a  encore  fait  choix  d'aucune  fleur  ; 


26i  LES   FLEURS  ANIMÉES 

depuis  quelque  temps  cependant  on  voit  poindre  l'aloès  dans 


ses  romans. 


Ausruste  Barbier  a  adressé  des  vers  charmants  à  la  mar- 

o 

guérite. 


Brizeux,  dans  le  poème  de  Marie,  a  fait  beaucoup  de  parti- 
sans à  la  fleur  de  Ljenèt. 

De  là,  des  factions,  des  partis,  des  révolutions,  des  fleurs 
qui  ne  passent  qu'un  moment  sur  le  trône  pour  faire  place  à 
leurs  rivales. 

Il  y  a  confusion  dans  les  fleurs  comme  dans  les  idées,  dans 
les  croyances,  dans  les  opinions. 

Depuis  1830,  j'ai  vu  rép-ner  successivement  la  bruyère,  la 
clématite,  le  lilas,  la  marguerite,  et  mille  autres  encore  que 
je  pourrais  citer. 

Je  n'ai  fait  que  passer,  elles  n'étaient  déjà  plus. 

Et  remarquez  comme  le  règne  de  chacune  de  ces  fleurs 
correspond  à  une  des  phases  de  la  société  pendant  les  seize 
dernières  années  qui  viennent  de  s'écouler. 

Vous  souvient-il  encore  du  temps  oij  l'on  était  sentimental 
à  la  manière  des  poètes  du  Nord,  oii  il  était  de  mode  de  relire 
Werther  ei  d'admirer  Novalis?  Phase-bruvère. 


LA  MODE   DES   FLEURS  205 

La  phase-clématite  lui  succéda,  puis  vint  la  plmse-lilas.  On 
n'aimait  alors  que  les  tableaux  champêtres,  les  scènes  de  la 
vie  rustique;  Valenline  venait  de  les  mettre  à  la  mode.  La 
phase-lilas  et  la  phase-marguerite  durèrent  peu.  Maintenant, 
nous  voici  à  la  phase... 

Je  serais,  ma  foi,  bien  embarrassé  de  dire  quelle  phase. 
Nous  nag-eons  en  plein  éclectisme  ;  chacun  se  fait  des  dieux 
et  les  adore,  chacun  choisit  ses  fleurs. 

Leur  règne  ne  dure  plus  une  saison,  un  mois,  une  semaine, 
un  jour,  mais  une  soirée,  le  temps  d'un  bal. 

Il  y  a  huit  jours,  le  magnolia  était  très  à  la  mode.  Je  ne 
saurais  vous  dire  le  nom  des  fleurs  qui  ont  régné  depuis  cette 
époque  jusqu'à  aujourd'hui. 

Hier,  c'était  le  seringa;  demain  ce  sera  l'hépatite.  Le 
jasmin,  le  chèvrefeuille,  la  citronnelle,  l'aubépine,  la  rose 
trémière,  et  jusqu'à  la  giroflée,  ont  eu  leur  tour. 

Comment  se  reconnaître  au  milieu  de  ce  pôle-mêle,  et 
découvrir  au  milieu  des  fleurs  la  situation  de  nos  contempo- 
rains ? 

Ceci  est  bien  moins  difficile  qu'on  le  pense . 

N'y  a-t-il  pas  deux  fleurs  depuis  seize  ans  qui,  toujours 
battues  en  brèche,  critiquées,  attaquées,  abandonnées  même 

34 


266  LES  FLEURS  ANIMÉES 

quelquefois,  n'en  ont  pas  moins  acquis  une  position  à  J'al)i'i 
des  commotions  et  des  orages  ? 


Cherchez  quelles  sont  ces  fleurs. 

Vous  les  trouverez  de  préférence  dans  les  jardins  des  ama- 
teurs, parmi  les  cheveux,  sur  le  corsage  des  femmes.  Elles 
ornent  les  plus  beaux  vases  ;  pour  elles  les  expositions  bril- 
antes,  les  concours,  les  médailles  d'or. 

Ces  deux  fleurs  sont  étrangères  :  et  n'est-ce  pas  un  des  ca- 
ractères principaux  de  notre  époque  de  n'aimer  que  les  choses 
qui  arrivent  de  l'étranger  ?  Grands  seigneurs ,  financiers , 
bourgeois,  dans  toutes  les  classes  de  la  société  le  suprême 
bon  ton  est  d'imiter  ce  qui  nous  vient  des  autres  peuples.  La 
mode  est  anglaise,  la  musique  est  italienne,  la  littérature  est 
allemande.  Ne  nous  étonnons  pas  de  voir  les  fleurs  françaises 
mises  pour  ainsi  dire  au  ban  du  monde  fashionable.  Nous  vous 
avons  raconté  les  infortunes  de  la  rose  ;  le  réséda,  le  lis, 
l'œillet,  ces  fleurs  nationales  par  excellence,  sont  complète- 
ment délaissées.  C'est  à  peine  si  de  loin  en  loin  on  voit  quel- 
que provincial  se  hasarder  sur  le  boulevard  avec  une  rose  ou 
un  œillet  ii  la  boutonnière.  En  revanche,  les  dandys  arborent 
de  gigantesques  cactus;  les  femmes  admettent  encore  quel- 
quefois les  violettes,  mais  il  faut  qu'elles  soient  de  Parme, 
le  jasmin,  parce  qu'il  est  espagnol,  et  la  bruyère,  parce 
qu'elle  rappelle  l'Ecosse.  L'une  des  deux  fleurs  régnantes  a 


LA  MODE  DES   FLEURS  267 

l'embonpoint  du  Hollandais,  l'autre  l'allure  prétentieuse  et 
guindée,  la  beauté  fade  de  l'Anglaise. 

Elles  sont  sans  physionomie,  parce  que  leur  physionomie 
ne  varie  jamais  ou  varie  trop.  L'une  surtout  est  un  vivant 
symbole  de  notre  temps.  Elle  affecte  toutes  les  couleurs, 
toutes  les  nuances,  elle  est  d'une  fécondité  prodigieuse,  mais 
en  somme  c'est  toujours  la  même  plante  stérile,  à  force  d'a- 
bondance, monotone  par  trop  de  variété.  N'est-ce  pas  là  le 
dix-neuvième  siècle,  fécond  en  chang-ements,  en  révolutions, 
dépourvu  au  fond  de  physionomie  et  d'orig-inalité  ?  Les  deux 
fleurs  dont  nous  parlons  se  font  regarder  un  moment  avec 
plaisir,  mais  bientôt  elles  fatiguent  l'œil,  parce  qu'elles  n'ont 
pas  de  parfum  et  ne  sont  que  belles. 

Ces  fleurs  sans  parfum,  est-il  besoin  que  je  les  nomme? 
N'avez-vous  pas  reconnu  le  dahlia  et  le  camélia  ? 

Nous  avions  donc  bien  raison  de  dire  au  commencement 
de  cette  digression  :  Les  fleurs  sont  l'expression  de  la  société. 


EUïïâaïîa 


L'AUBEPINE 


'ai  demandé  à  l'Aubépine  pourquoi  je  l'ai- 
mais tant. 

Pourquoi  la  rose,  pleine  des  lai-mes  de  la 
rosée,  pourquoi   le  lis  incliné  sur  sa  tig^e, 
pourquoi  la  tulipe  radieuse  et  la  grenade 
éclatante  me  paraissaient  moins  belles. 

Pourquoi  je  préférais  son  parfum  au  parfum  de  la  violette, 
de  la  vanille,  de  la  citronnelle,  et  pourquoi  sa  vue  me  faisait 
battre  le  cœur. 


•270  LES   I  LEUKS   ANIMEES 

J'ai  cueilli  la  pervenche  au  bord  des  ravins,  la  marguerite 
dans  les  prés,  le  thym  au  penchant  des  collines;  pervenches, 
marguerites,  thym,  pourquoi,  ù  blanche  Aubépine,  ai-je  tou- 
jours tout  quitté  pour  une  de  tes  branches? 

L'Aubépine  m'a  répondu  : 

—  ?s"as-tu  pas  dans  tes  souvenirs  un  souvenir  devant  qui 
tous  les  autres  s'elîacent? 

Quand  tu  évoques  les  chers  fantômes  de  ton  cœur,  n'en 
est-il  pas  un  dont  l'ombre  te  parait  plus  chère,  le  sourire 
plus  doux? 

Ce  fantôme,  c'est  celle  que  tu  aimas  à  quinze  ans,  c'est 
l'enfant  naïve  qui  t'attendait  le  soir  sous  les  marronniers, 
avec  ses  cheveux  dénoués,  sa  longue  robe  blanche,  sa  pâleur 
et  ses  yeux  bleus  pleins  de  tendresse;  c'est  celle  qui  devait 
être  ta  femme  sur  la  terre,  et  qui  est  ton  bon  ange  dans  le 
ciel. 

J'étais  là  quand  tu  lui  dis  :  Je  t'aime.  Je  vous  écoutais,  et 
je  fis  pleuvoir  sur  votre  premier  baiser  la  rosée  odorante  de 
mes  feuilles. 

J'ai  entendu  vos  jeunes  serments,  j'ai  vu  vos  Jchastes  ca- 
resses. 

La  première  fleur  dont  elle  se  para,  c'était  ma  fleur,   la 


L'AUBÉPINE 


27  i 


fleur  de  l'Aubépine.  Je  m'étais  inclinée  exprès  sur  son  iVonI, 
et  tu  me  cueillis. 

Je  mêlais  mon  haleine  à  votre  haleine,  je  parfumais  vos 
innocents  entretiens. 

En  me  voyant,  tu  te  souviens,  et  tu  me  préfères  à  mes 
sœurs,  parce  que  je  suis  l'Aubépine,  la  fleur  des  premières 
amours. 


C  IGl' K 


Garnier  frères  Editeurs 


^N/-\^  \.  \y\,0- 


HISTOIRE  DE  LA  CIGUË 


IN  TRODUC  TION 


Xië^?^"^^ 


ORS  de  la  révolte  et  du  départ  de  ses 


^^        sujettes,  celle  que  la  Fée  aux  Fleurs  re- 


gretta la  moins  fut  la  Gig-uë. 


'  u^-;"^^"  eT 


A  quoi  lui  servait  en  effet  cette  fleur 
triste  et  solitaire,  toujours  pelotonnée 
dans  des  recoins  obscurs,  sinistre,  refrognée,  se  cachant 
comme  pour  méditer  un  crime? 


Une  fois  sur  la  terre,  elle  ne  s'occupa  guère  de  la  surveiller, 

I.  35 


274  LKS  FLKURS  ANIMÉES 

en  quoi  elle  eut  grand  tort,  comme  on  pourra  s'en  convaincre 
par  la  lecture  suivante. 


II 


ATHENES 

Entrez  dans  cette  maison  basse  située  près  du  port.  Aucune 
guirlande  ne  la  décore  ;  il  n'y  a  point  sur  le  seuil  de  dieu  lare 
qui  la  protège. 

C'est  une  femme  qui  habite  cette  maison  ;  une  femme  do 
Thrace,  qu'on  appelle  Xanthis. 

Elle  passe  pour  se  livrer  à  des  pratiques  qui  appellent  la 
colère  des  dieux  sur  la  tète  de  ceux  qui  y  croient,  et  cepen- 
dant les  magistrats  la  tolèrent. 

Quand  la  Nuit,  fille  de  l'Érèbe,  commerfce  à  répandre  son 
voile  noir  sur  la  terre,  on  voit  des  ombres  se  glisser  furtive- 
ment sous  son  toit. 

Elle  vend  des  philtres  et  des  poisons  qui  livrent  l'innocence 
sans  défense  au  riche  libertin,  et  qui  débarrassent  l'héritier 
impatient  d'un  vieillard  dont  la  trop  longue  vie  l'importune. 

Si  vous  entrez  à  minuit  dans  la  demeure  de  Xanthis,  vous 
la  verrez  broyant  elle-même  ses  poisons  ;  elle  évoquera  les 


HISTOIRE   DE  LA  CIGUË  275 

sombres  divinités  devant  vous,  elle  vous  apprendra  l'avenir, 
et  vous  révélera  les  secrets  de  la  vie  et  de  la  morf. 


III 


ROME 

Voyez  ces  cadavres  qui  se  tordent  dans  les  convulsions  de 
l'agonie.  Leur  bouche  contractée,  leurs  doigts  crispés,  leur 
teint  semé  de  taches  livides,  indiquent  qu'ils  ont  succombé  à 
un  mal  terrible. 

Un  affranchi  s'avance  et  ordonne  qu'on  porte  au  Tibre  ces 
cadavres.  Demain  le  fleuve  les  rejettera  sur  ses  bords,  et  le 
peuple  romain  dira  en  les  regardant  :  Locuste  a  essayé  cette 
nuit  ses  poisons. 


IV 


PARIS 

La  foule  se  rue  sur  les  quais,  le  peuple  se  précipite  vers 
la  place  de  Grève,  l'héchafaud  est  dressé  depuis  ce  matin. 

Qui  va  mourir? 


276  LES  FLEURS  ANIMÉES 

Voici  la  charrette  qui  s'avance  entourée  d'archers.  Le  peu- 
ple cric,  le  peuple  hurle,  le  peuple  grince  des  dents  ;  il  jette 
des  pierres,  et  à  défaut  de  pierres,  de  la  boue  sur  la  victime. 

Et  pourtant  cette  victime  est  une  femme. 

Ses  traits  sont  nobles  et  réguliers,  ses  longs  cheveux  flottent 
sur  ses  épaules  nues,  un  air  de  dédain  passe  sur  sa  physiono- 
mie quand  elle  regarde  la  foule. 

Un  prêtre  lui  présente  de  temps  en  temps  un  crucifix  qu'elle 
aise . 

La  voilà  au  pied  de  l'échafaud. 

Elle  gravit  l'escalier  en  chancelant,  elle  pâlit,  un  tremble- 
ment convulsif  serre  ses  lèvres.  Elle  a  peur  ! 

Quatre  valets  robustes  la  prennent  dans  leurs  bras;  elle  est 
sur  la  plate-forme;  on  la  montre  au  peuple;  le  peuple  ap- 
plaudit. 

Quel  crime  a  donc  commis  cette  femme,  qu'elle  n'excite 
pas  la  pitié  en  un  pareil  moment  ? 

On  vient  de  l'attacher  au  billot;  le  bourreau  a  saisi  sa  hache. 
La  tête  est  tombée  avant  que  le  peuple  ait  eu  le  temps  de 
crier  une  seconde  fois  :  Mort,  mort  à  la  Brinvilliers  ! 


HISTOIRE   DE  LA  CIGUË 


m 


V 


LE     MEME     CŒUR     DANS     TROIS     FEMMES 

Xanthis  de  Thrace,  Locuste  la  Romaine,  Brinvilliers  la 
Parisienne,  ne  sont  qu'une  seule  et  même  femme  :  c'est  la 
Ciguë  qui  a  successivement  animé  ces  trois  corps. 

La  négligence  de  la  Fée  aux  Fleurs  lui  a  permis  d'exercer 
plusieurs  fois  son  affreux  métier.  Depuis  la  mort  de  la  Brin- 
villiers, la  Ciguë  est  entrée  dans  d'autres  corps. 

Nous  voyons  surgir  de  temps  en  temps  quelques  empoison- 
neuses qui  indiquent  clairement  la  présence  de  la  Ciguë  sur 
la  terre. 

Nous  pétitionnons  auprès  de  la  Fée  aux  Fleurs  pour  qu'elle 
la  rappelle  dans  son  royaume,  et  la  place  pour  l'éternité  sous 
la  surveillance  de  la  haute  police. 


J,i.-„:„i  ;//y<,-Y,>/.i  Ca.iuJ.J'uru 


■JN 


Garnicr  Irores,  Kduei. 


I 


miLBiâi 


LE     LIN 


YAiNT  de  garnir  nos  quenouilles,  le  lin  est 
une  jolie  fleur;  on  dit  qu'elle  a  vécu  sur 
la  terre  sous  les  traits  d'une  belle  fileuse. 
Chantons,  jeunes  filles,  chantons  le  lin. 


Le  lin,  c'est  la  fleur  du  travail,  la  fleur 
mère  des  doux  rêves  et  des  bonnes  pensées. 


Vous  connaissez  l'histoire  de  Marguerite,  celle  que  le  dé- 
mon tenta.  Quand  elle  faisait  aller  sont  rouet,  l'ennemi  des 
âmes  n'osait  s'approcher  "d'elle. 


•280  LES  FLEURS  ANIMÉES 

Le  jour,  quand  nous  gardons  nos  troupeaux,  le  lin,  notre 
ami  fidèle,  nous  préserve  de  l'ennui  ;  il  tourne  gaiement  entre 
nos  doigts,  et  mêle  son  doux  bruit  à  nos  chansons.  Aimons 
le  lin,  jeunes  filles,  aimons  le  lin. 

Les  contes  de  la  veillée  nous  paraissent  plus  amusants, 
quand  le  bruit  de  la  petite  roue  les  accompagne. 

C'est  en  filant  le  lin  que  ma  mère  m'a  bercée,  et  m'a  appris 
à  bégayer  mes  premières  chansons. 

Ma  vieille  grand'mère  se  sent  encore  joyeuse,  et  chante 
quelquefois  en  remuant  la  tête,  lorsqu'elle  prend  sa  que- 
nouille. 

Comme  le  tisserand  fait  aller  joyeusement  sa  navette  sur 
son  métier  î  II  est  blond  comme  le  lin  qui  compose  sa  trame. 
Le  tisserand  est  le  roi  des  ouvriers  ;  il  doit  faire  bon  ménage 
avec  la  fileuse.  Ma  mère,  je  veux  épouser  un  tisserand. 

C'est  avec  le  lin  qu'on  tissera  mon  voile  de  fiancée,  le  lin 
le  plus  blanc  et  le  plus  pur. 

En  quoi  sera  le  suaire  dans  lequel  on  m'ensevelira  quand 
je  serai  morte?  Filons,  jeunes  filles,  filons  le  lin. 


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(.'randville  del 


Cil.  OeoÛVoN-  se 


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SOLEIL 


Garni er  frères  Editeurs 


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LE  DERNIER  CACIQUE 


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LES      RICOCHETS 


>*^r-^^  ERS  le  milieu  du  siècle  dernier,  la  ville 
de  Mexico  s'ennuyait  beaucoup.  Depuis 
la  mort  de  Havradi,  le  fameux  toréa- 
dor, les  courses  de  taureaux  étaient  sans 
charme  pour  le  public;  la  pluie  empê- 
chait toutes  les  processions  ;  les  vents 
avaient  retardé  l'arrivée  de  la  flotte  d'Europe.  Les  habitants 
déclamaient  contre  l'incurie  des  autorités  qui  ne  cherchaient 
pas  les  moyens  de  les  distraire.  Le  g'ouverneur  don  Alvarez 

Mendoça  y  Palenzuela  en  était  venu  à  redouter  une  émeute. 

3fi 


2S2  LKS   FLEUItS  ANIMEES 

Un  jour  qu'il  s'était  levé  de  plus  mauvaise  humeur  que  de 
coutume,  il  songea  qu'il  était  temps  de  s'occuper  des  affaires 
d'État,  et  ordonna  qu'on  fît  venir  le  commandant  de  la  force 
armée,  l'illustre  don  Gonzalve  de  Saboya,  qui  prétendait 
descendre,  comme  tous  les  officiers  espagnols,  de  Gonzalve 
de  Cordoue. 

Le  gouverneur  avait  son  projet  :  il  s'était  dit  que,  depuis 
longtemps,  la  ville  de  Mexico  n'avait  pas  eu  d'auto-da-fé, 
qu'un  pareil  spectacle  aurait  le  double  avantage  de  faire 
cesser  les  murmures  de  ses  administrés,  et  de  le  mettre  bien 
avec  l'Inquisition,  qui  l'accusait  sourdement  de  tiédeur. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure,  le  commandant  don  Gonzalve 
de  Saboya  se  présenta. 

Le  gouverneur  le  reçut  dans  la  salle  d'audience,  couché 
dans  un  hamac  et  fumant  une  cigarette.  C'était  son  attitude 
ordinaire  quand  il  traitait  les  hautes   questions  de   gouver- 
nement. 

Don  Alvarez  Mendoça  y  Palenzuela  y  Arnam  daigna  pren- 
dre la  parole  le  premier. 

—  Je  ne  veux  point,  seigneur  don  Gonzalve,  abuser  de  vos 
moments,  j'irai  droit  au  fait  :  le  gouvernement  est  fort  mé- 
content de  vous. 

Don  Gonzalve  devint  pâle. 


LE  DERNIER  CACIQUE  283 

—  Comment  ai-jc  pu  mériter  ses  reproches?  demanda-t-il. 
Je  m'acquitte  avec  zèle  des  devoirs  de  ma  charge,  j'ai  fait 
pendre  huit  voleurs  l'autre  jour;  on  n'assassine  plus  dans  les 
rues  que  passé  huit  heures  du  soir  :  grâce  à  ma  vigilance,  ces 
damnés  bohémiens  ont  été  expulsés  de  la  ville.  Peut-on 
désirer  quelque  chose  de  plus? 

—  Non,  reprit  le  gouverneur  :  au  point  de  vue  du  vol  et  de 
l'assassinat,  vous  êtes  irréprochable  ;  mais  pourquoi  faut-il  que 
vous  fassiez  preuve  d'une  indulgence  si  coupable  à  l'endroit 
du  soleil? 

—  M'accuserait-on  d'entretenir  des  rapports  séditieux  avec 
cet  astre? 

—  On  vous  accuse  de  fermer  les  yeux  sur  les  menées  de 
ses  adorateurs.  L'Inquisition  est  informée  que  plusieurs  caci- 
ques se  réunissent  dans  la  cam.pagne,  pour  adresser  des 
prières  au  soleil  et  lui  sacrifier  des  victimes  humaines.  Votre 
police  doit  être  instruite  de  ces  sacrilèges.  11  faut,  à  tout  prix, 
y  mettre  un  terme.  L'Inquisition  exige  un  auto-da-fé.  Mettez- 

ous  en  campagne,  et  ramenez-nous  à  tout  prix  un  cacique 
vivant,  sinon  je  me  verrai  forcé  de  vous  destituer,  et  l'on 
pourrait  bien  vous  faire  votre  procès  comme  fauteur  d'hérésie. 

Après  quoi,  le  gouverneur  congédia  le  commandant,  et 
sonna  pour  mettre  sa  perruque. 


2S4  LES   FLEURS  ANIMÉES 


II 


PREMIER     RICOCHET 


—  C'en  est  fait,  s'écria  le  commandant  en  rentrant  chez 
lui.  je  suis  destitué.  Comment  me  tirer  de  là?  Réfléchissons 
et  voyons  s'il  n'y  aurait  pas  moyen  de  m'emparer  du  cacique 
demandé,  et  de  garder  ma  place. 

Le  colonel  jeta  son  chapeau  à  plumes  sur  une  chaise,  défit 
son  ceinturon  et  frisa  ses  moustaches,  c'était  sa  manière  ha- 
bituelle de  réfléchir.  Or,  comme  il  avait  plus  de  moustaches 
que  d'imagination,  tout  fait  présumer  qu'il  aurait  longlemps 
tortillé  ses  crocs  sans  rien  trouver  pour  sortir  d'affaire,  si  la 
Providence  ne  lui  eût  envoyé  le  capitaine  Cristobal. 

En  l'apercevant,  don  Gonzalve  bondit. 

—  Capitaine  î  s'écria-t-il  enflammé  de  colère. 

—  Commandant,  répondit  Cristobal  en  reculant  d'un  pas. 

—  J'en  apprends  de  belles  sur  votre  compte. 

—  Comment  de  belles  ! 

—  Les  caciques  insoumis  immolent  des  chrétiens  au  soleil 
à  la  barbe  de  l'Inquisition,  et  vous  laissez  faire. 


LE   DERMER  CACIQUE  285 

—  J'ig-norais... 

—  Taisoz-YOïis,  n'aggravez  pas  votre  situation,  vous  étiez 
instruit.  Le  grand  inquisiteur  me  l'a  dit  ;  mais,  à  ma  consi- 
dération, il  veut  bien  user  d'indulgence  pour  cette  fois.  Vous 
pouvez  encore  sauver  votre  tète. 

—  Que  faire? 

—  A'ous  emparer  d'un  de  ces  caciques  dans  les  vingt-quatre 
heures.  On  veut  faire  un  auto-da-fé.  Partez  et  ne  revenez  pas 
sans  cacique.  Vous  m'entendez. 


III 


DEUXIEME      RICOCHET 

Une  fois  dans  sa  chambre,  le  capitaine  Gristobal  s'approcha 
de  son  miroir,  pour  voir  si  sa  tête  était  encore  sur  ses  épaules. 
Il  savait  qu'il  ne  faut  pas  badiner  avec  l'Inquisition.  Sa  préoc- 
cupation était  telle,  qu'il  ne  s'était  point  aperçu  de  la  pré- 
sence du  sergent  Trifon,  qui,  selon  son  habitude,  était  venu 
chercher  le  mot  d'ordre. 

Le  sergent  fit  trois  fois  :  Broum  !  broum  !  broum  !  A  la  troi- 
sième, le  capitaine  leva  la  tête. 

—  Que  veux-tu  ? 


286  LES  FLEURS  ANIMÉES 

—  Capitaine,  le  mot  d'ordre. 

—  Gredins  de  caciques  ! 

Le  capitaine  se  parlait  à  lui-même.  Le  sergent  prit  ses 
paroles  au  sérieux. 

—  Voilà  tout  de  môme  un  drôle  de  mot  d'ordre,  se  dit-il  ; 
je  voudrais  bien  savoir  ce  que  les  caciques  ont  fait  à  mon 
capitaine  pour  qu'il  les  traite  ainsi.  Ce  sont  de  bonnes  gens 
cependant. 

—  Tu  connais  des  caciques?  s'écria  Cristobal,  qui  avait 
entendu  ces  dernières  paroles  de  son  subordonné. 

—  J'en  connais  un,  répondit  le  sergent. 

—  Il  se  nomme? 

—  Tumilco.  Pas  plus  tard  qu'hier,  nous  avons  bu  une  bou- 
teille de  Porto  ensemble.  C'est  un  brave  homme,  et  pas  fier, 
quoique  descendant  en  droite  ligne  de  JMontézuma. 

—  Sergent  Trifon,  reprit  Cristobal  d'une  voix  solennelle, 
vous  entretenez  des  relations  avec  des  idolâtres,  avec  des 
gens  qui  adorent  le  soleil.  Seriez-vous  par  hasard  infecté  de 
cette  hérésie  ? 

—  Si  c'est  être  infecté  d'hérésie  que  de  boire  un  coup  avec 


LE  DElîMER  CACIQUE  287 

un  ami  qui  vient  à  iMexico  se  défaire  du  produit  de  sa  chasse, 
j'avoue  que  je  sens  furieusement  le  roussi. 

—  Ne  riez  pas,  serg-ent  Trifon,  la  chose  est  plus  grave  que 
vous  n'avez  l'air  de  le  croire.  Depuis  longtemps,  l'Inquisition 
a  les  yeux  fixés  sur  vous.  On  aurait  pu  vous  faire  saisir  et  con- 
duire derrière  l'Alaméda,  près  d'un  certain  mur  oii  une 
dizaine  de  balles  auraient  fait  justice  d'un  traître  et  d'un 
apostat;  mais  j'ai  intercédé  pour  vous.  On  consent  à  vous 
laisser  la  vie,  mais  à  une  condition. 

—  Laquelle?  demanda  Trifon  en  tremblant. 

—  C'est  que,  dès  ce  soir,  le  cacique  Tumilco  sera  sous  les 
verrous  du  saint  Office.  Prenez  quatre  hommes  et  un  caporal, 
et  emparez-vous  de  lui. 

—  Mais,  capitaine ,  songez  que  hier  encore  nos  verres  se 
sont  choqués. 

—  Soit  !  ce  scrupule  vous  honore  ;  un  autre  prendra  Tu- 
milco; mais  apprêtez-vous  à  aller  faire  ce  soir  une  petite 
promenade  forcée  à  l'endroit  dont  je  vous  ai  parlé. 

—  J'obéirai,  capitaine,  j'obéirai,  répondit  Trifon  en  sou- 
pirant. Pauvre  Tumilco  ! 

Le  capitaine  courut  apprendre  cette  heureuse  nouvelle 
au  commandant,  qui  s'empressa  d'aller  lui-même  la  trans- 


'JS8  '  LES   FLEURS  ANIMÉES 

mettre  au  g'ouverneur,  lequel  en  fit  part  immédiatement  à 
la  Grenadilla. 


IV 


G  RENADILLA 

Après  le  toréador  dont  on  pleurait  la  mort,  après  les  pro- 
cessions, après  les  courses  de  taureaux,  après  les  arrivages  de 
la  flotte  d'Espagne,  ce  que  les  habitants  de  Mexico  aimaient 
le  mieux,  c'était  la  danseuse  Grenadilla. 

Seigneurs,  bourgeois,  matelots,  soldats,  tout  le  monde  la 
connaissait,  tout  le  monde  l'admirait,  tout  le  monde  la  res- 
pectait, et  pourtant  ce  n'était  qu'une  pauvre  danseuse  des 
rues,  une  fille  du  peuple  qui  ne  connaissait  même  pas  sa  fa- 
mille, une  bohémienne,  une  saltimbanque.  Mais  quand  cette 
bohémienne,  cette  saltimbanque,  se  mettait  à  danser  le  fan- 
dango, il  n'y  a  pas  de  duchesse  qui  eût  l'air  plus  noble,  la 
taille  plus  souple,  les  gestes  plus  fiers  et  plus  gracieux  que  la 
Grenadilla. 

Dès  qu'elle  paraissait,  son  tambour  de  basque  ou  ses  casta- 
gnettes à  la  main,  la  foule  s'amassait  autour  d'elle  ;  on  faisait 
cercle,  on  se  disputait  une  place  pour  la  voir  danser.  Le  di- 
recteur du  théâtre  avait  voulu  l'engager,  mais  sans  succès. 
La  Grenadilla  ne  voulait  pas  être  autre  chose  que  la  danseuse 


FLEUR  DE  GRENADIER 


LE  DERNIER  CACIQLE  289 

du  peuple,  aussi  le  peuple  l'adorait.  Malheur  à  celui  qui  eût 
osé  toucher  seulement  un  cheveu  de  la  Grenadilla  ! 

Le  gouverneur  faisait  souvent  venir  la  Grenadilla  dans  ses 
appartements.  Il  était  grand  amateur  de  fandango,  et  fort  en- 
thousiaste du  talent  de  la  danseuse.  Plusieurs  affirmaient 
même  qu'il  n'était  pas  insensible  à  ses  charmes,  mais  que 
Grenadilla  se  moquait  de  lui. 

Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'après  le  départ  du  comman- 
dant, la  Grenadilla  étant  venue,  selon  sa  coutume,  danser  sur 
la  place  du  palais,  un  estafier  du  gouverneur  vint  lui  dire  que 
Son  Excellence  l'attendait.  Après  le  fandango,  il  lui  apprit 
qu'un  auto-da-fé  aurait  lieu  prochainement  à  Mexico  ;  Grena- 
dilla répandit  cette  nouvelle  dans  la  ville.  Le  soir,  le  peuple 
se  rendit  en  masse  sous  les  fenêtres  du  palais,  et  fit  retentir 
J'air  de  ses  acclamations  en  l'honneur  du  gouverneur. 

Don  Alvarez  Mendoça  y  Palenzuela  y  Arnam  s'endormit  en 
se  disant  qu'il  était  vraiment  né  pour  le  gouvernement  et  la 
politique. 


V 


LE  DESCENDANT  DE  MONTÉZUMA 

Pendant  que  toutes  ces  choses  se  passaient,  le  cacique 
Tumilco  dînait  tranquillement  à  la  posada  de  la  petite  place 
San-Esteban. 

••  37 


290  LES  FLEURS  ANIMÉES 

Il  était  arrivù  au  dessert,  et  il  demandait  une  seconde  bou- 
teille de  vin. 

Le  cacique  Tumilco  avait  de  bonnes  raisons  d'être  content  : 
il  s  était  défait  fort  avantageusement  de  toutes  ses  marchan- 
dises, et  il  emportait  le  produit  de  sa  vente  en  bons  doublons 
à  l'effigie  du  roi  d'Espagne. 

Le  sergent  Trifon  entra  comme  l'hôte  mettait  la  bouteille  ç^;^ 

de  vin  demandée  sur  la  table  de  Tumilco. 

—  C'est  vous,  sergent?  dit  le  cacique. 

—  Moi-même. 

—  Vous  arrivez  fort  à  propos  pour  m'aider  à  vider  cette 
bouteille.  Mettez-vous  là. 

—  Impossible. 

—  Comment,  impossible.'  Je  vous  dis  que  vous  boirez. 

—  Pas  cette  fois  du  moins.  Il  m'est  défendu  de  boire. 

—  Alors  que  venez-vous  faire? 

—  Hélas  î 

—  Parlez. 

—  Je  viens  vous  arrêter. 


Lli   DERNIER  CACIQUE  29J 

—  Le  seigneur  Triton  est  plaisant  aujourd'hui. 

—  11  ne  plaisante  guère.  Regardez. 

Il  montra  au  cacique  la  porte  de  la  posada  cernée  par  son 
escouade.  Il  lui  fit  signe  d'entrer. 

—  Emparez- vous  de  monsieur,  dit-il,  en  montrant  le  ca- 
cique. 

Cette  fois,  Tumilco  comprit  qu'il  s'agissait  d'une  affaire 
sérieuse,  et  il  pâlit  légèrement.  Il  avait  eu  dans  sa  vie  quel- 
ques démêlés  avec  le  fisc,  et  pour  être  vrais,  nous  devons  dire 
que  sur  ce  point  sa  conscience  lui  reprochait  quelque  chose 
en  ce  moment.  Le  descendant  de  Montézuma  se  mêlait  peut- 
être  un  peu  plus  de  contrebande  qu'il  ne  convenait  à  sa  noble 
origine. 

11  fit  cependant  contre  fortune  bon  cœur. 

—  Et  de  quoi  m'accuse-t-on  ?  demanda-t-il  au  sergent. 

—  C'est  l'affaire  du  grand  inquisiteur;  vous  vous  en  expli- 
querez avec  lui. 

—  Du  grand  inquisiteur  !  s'écria  Tumilco  au  comble  de 
l'effroi  ;  il  ne  s'agit  donc  pas  de  contrebande? 

—  Il  s'agit  du  soleil.  Il  pîiraît  que  vous  persistez  à  vouloir 
adorer  cet  astre,  fort  incommode  par  la  chaleur  qu'il   fait 


292  LES  FLEURS  ANIMÉES 

aujourd'hui;  mais  je  vous  connais  trop  pour  croire  ù  cette 
calomnie,  vous  n'aurez  pas  de  peine  à  prouver  votre  inno- 
cence. En  attendant,  suivez-moi. 

—  Cil  me  conduisez-vous  ? 

—  Dans  les  cachots  de  la  très-sainte  Inquisition. 


VI 


LE     PROCES 

Une  fois  entre  les  mains  du  saint  Office,  le  procès  de  Tu- 
milco  fut  bientôt  fait. 

On  le  tint  pendant  un  mois  dans  un  cachot,  loin  de  toute 
société,  privé  de  la  lumière  du  ciel,  avec  du  pain  noir  pour 
nourriture  et  de  l'eau. 

Au  bout  de  ce  temps,  on  le  fit  venir  devant  ses  juges. 

Le  président  prit  la  parole  pour  l'interroger. 

—  Comment  t'appelles-tu  ? 

—  Tumilco. 

—  Ton  état  ? 


LE  DERNIER  CACIQUE  293 

—  Cacique. 

—  Récite-nous  un  Pater  et  un  Ave. 

Tumilco  ne  connaissait  ni  Pater,  ni  Ave,  ni  aucune  espèce 
de  prière. 

Il  garda  le  silence. 

Les  membres  du  tribunal  se  regardèrent  les  uns  les  autres, 
comme  pour  se  dire  :  Voyez,  nous  ne  nous  étions  pas  trom- 
pés ;  c'est  un  mécréant,  un  hérétique. 

Le  président  recueillit  les  voix. 

Tumilco  fut  condamné  à  être  brûlé  vif  sur  la  place  publi- 
que de  Mexico,  la  tête  couverte  d'un  bonnet  orné  de  diables 
roug-es  et  le  corps  enveloppé  dans  un  sac. 

Les  g'ardiens  firent  redescendre  Tumilco  dans  son  cachot  ; 
le  lendemain  on  le  mit  en  chapelle. 


VII 


L'AUTO-DA-PE 

Cependant  les  Mexicains  s'impatientaient. 

On  se  demandait  de  toutes  parts  :  A  quand  l'auto-da-fé? 


294  I^ES  FLKLRS  ANIMÉES 

Est-ce  pour  demain,  ou  après-demain?  Est-il  convenable  et 
juste  de  faire  attendre  si  longtemps  pour  brûler  un  méchant 
petit  hérétique  ?  C'est  montrer  bien  peu  de  zèle  pour  les  inté- 
rêts de  la  religion  et  de  respect  pour  les  bons  catholiques. 

On  répétait  tous  ces  propos  au  gouverneur,  qui  répondait  : 

—  Cela  ne  me  regarde  pas  :  il  est  entre  les  mains  de  l'In- 
quisition, qu'elle  en  fasse  ce  qu'elle  voudra. 

Le  fait  est  que  le  gouverneur,  épris  plus  que  jamais  des 
attraits  de  la  Grenadilla,  aurait  peut-être  adoré  le  soleil  pour 
lui  plaire  ;  mais  Grenadilla  n'était  pas  capable  d'exiger  une 
telle  énormité. 

Un  beau  jour,  enfin,  les  habitants  de  Mexico  virent  se 
dresser  sur  la  place  publique  le  bûcher  si  impatiemment 
attendu. 

Les  cloches  sonnaient  à  toute  volée,  les  confréries  de  péni- 
tents, bannières  en  tète,  se  rendaient  chez  le  grand  inquisi- 
teur pour  lui  faire  cortège  ;  une  estrade  lui  avait  été  réservée 
sur  la  place  publique  en  face  du  bûcher. 

L'exL'Cution  devait  avoir  lieu  à  deux  heures. 

Bien  avant  dans  la  matinée  la  foule  avait  envahi  la 
place  ;  on  voyait  des  tètes  aux  fenêtres,  des  tètes  sur  les  ar- 
bres, des  tètes  sur  les  toits. 


LE  DERNIER  CACIQUE  295 

Cette  multitude  gesticulait,  parlait,  appelait  le  patient  à 
grands  cris. 

Enfin,  à  l'extrémité  de  la  place,  on  vit  paraître  le  cortège  : 
d'abord  le  clergé,  puis  les  pénitents;  à  la  fin,  le  patient  au 
milieu  des  archers  de  la  Sainte-Hermandad. 

Ce  fut  un  moment  de  calme  et  de  solennelle  attente. 

Il  faut  vous  dire  que  ce  jour-là,  le  gouverneur  avait  ordonné 
qu'on  fit  entrer  Grenadilla  par  l'escalier  secret  du  palais.  Il 
voulait  que,  cachée  derrière  une  jalousie,  elle  pût  jouir  de 
tous  les  agréments  de  la  fête  sans  être  incommodée  par  le 
soleil,  la  poussière  et  la  foule. 

Grenadilla  était  trop  bonne  Mexicaine  pour  refuser  sa  part 
d'un  auto-da-fé,  aussi  s'empressa-t-elle  d'accepter  l'invita- 
tion et  de  se  rendre  au  poste  qui  lui  était  assigné. 

Notre  impartialité  d'historien  nous  fait  un  devoir  de  con- 
venir que  le  gouverneur  se  tenait  à  côté  d'elle,  et  lui  adres- 
sait une  foule  de  galanteries  auxquelles  la  danseuse  semblait 
ne  pas  faire  grande  attention,  et  qu'elle  recevait  en  femme 
qui  a  l'habitude  de  semblables  compliments. 


—  Cruelle  !  lui  disait  le  gouverneur. 


Grenadilla  riait. 


—  Ingrate  î 


296  LES   FLEURS  ANIMÉES 

Elle  riait  de  plus  belle. 

—  Tigresse  d'Hyrcanie. 
Le  rire  continuait. 

—  Mais  enfin,  que  vous  faut-il?  Ma  puissance,  mes  trésors, 
je  mets  tout  à  vos  pieds.  Que  demandez-vous?  parlez  ! 

Si  à  cette  époque-là  on  eût  connu  la  fameuse  romance  : 

La  fortune 

Importune 

Me  paraît 

Sans  attrait,  etc.,  etc., 

c'est  avec  ce  refrain  que  Grenadilla  lui  eût  répondu.  Néan- 
moins, il  est  à  supposer  qu'elle  avait  trouvé  l'équivalent. 

Cette  fois,  le  vice-roi  avait  employé  les  mêmes  effets  d'élo- 
quence, et  suivi  la  môme  progression.  —  Cruelle,  ingrate, 
tigresse  d'Hyrcanie,  que  demandez-vous  ?  parlez  ! 

Grenadilla  se  retourna  vivement,  et  répondit  en  montrant 
Tumilco  qui  venait  de  monter  sur  le  bûcher. 

—  La  vie  de  cet  homme. 


LK   DERNIER  CACIQUE  297 


VIII 

LE  GOUVERNEUR  DANS  L'EMBARRAS 

—  Oh  !  pour  ceci,  ma  chère,  s'écria-t-il,  c'est  impossible; 
Mexico  me  lapiderait;  et  puis,  cela  regarde  le  grand  inqui- 
siteur. 

—  Alors,  reprit  Grenadilla  avec  véhémence,  laissez-moi 
partir,  je  ne  veux  pas  être  témoin  d'un  pareil  spectacle.  Adieu, 
vous  ne  me  reverrez  de  ma  vie  ! 

Elle  voulut  partir.  Le  gouverneur  la  retint. 

—  Songez  donc  qu'il  y  va  de  ma  place. 

—  Et  moi  de  mon  bonheur. 

—  Mais  quel  intérêt  si  vif  prenez-vous  à  cet  homme? 

—  Vous  le  saurez  quand  vous  l'aurez  sauvé. 

—  Je  perdrai  ma  place. 

—  Ou  moi.  Choisissez. 

Jamais  gouverneur  ne  fut  aussi  perplexe.  A  la  fin,  il  s'écria  : 

f-  38 


298  LES  FLEURS  ANIMÉES 

—  Il  me  vient  une  idée.  Qu'on  fasse  surseoir  à  l'exécution, 
et  qu'on  m'amène  le  cacique. 

Il  donna  des  ordres  en  conséquence.    Il  était  temps;  on 
allait  mettre  le  feu  au  bûcher. 


IX 


UNE     CONVERSION 

On  amena  le  cacique  chargé  de  chaînes  devant  le  gouver- 
neur. Comme  le  temps  pressait,  celui-ci  entra  brusquement 
en  matière. 

—  Cacique,  dit-il  à  Tumilco,   tenez-vous  énormément  h 
adorer  le  soleil  ? 

Tumilco,  étonné,  le  regarda  sans  répondre. 

—  Consentiriez-vous  à  ne  plus  lui  immoler  de  victimes 
humaines  et  à  recevoir  le  baptême  ? 

—  A  quoi  bon,  puisque  je  vais  mourir  ? 

—  Mais  si  l'on  vous  fait  grâce?    - 

—  Alors,  c'est  bien  différent. 


LE  DERNIER  CACIQUE  .     299 

Cette  réponse  laconique  parut  suffisante  au  gouverneur  ;  il 
prit  une  plume  et  écrivit  au  grand  inquisiteur  : 

«  Notre  sainte  religion  peut  faire  une  grande  conquête  ; 
Tumilco  aspire  à  s'abreuver  aux  sources  de  la  vraie  foi.  Sa 
conversion  serait  d'un  boa  exemple.  Ce  néophyte  vous  ferait 
honneur.  Je  demande  sa  grâce.  » 

Le  grand  inquisiteur  était  sur  la  place  publique,  fort  incom- 
modé de  la  chaleur  ;  de  plus,  il  n'avait  jamais  converti  de 
cacique.  L'idée  d'en  amener  un  dans  le  giron  de  l'Église  lui 
sourit.  Il  écrivit  au  bas  de  la  lettre  :  «  Accordé.  » 

—  Je  triomphe,  dit  le  gouverneur,  tout  le  monde  sera 
content. 

Une  immense  clameur  vint  le  troubler  au  milieu  de  sa  joie. 
C'était  le  peuple  qui  murmurait  et  demandait  à  grands  cris 
qu'on  commençât  l'exécution. 

—  Diable  !  diable  !  murmura  Son  Excellence,  je  ne  songeais 
pas  au  peuple.  Comment  l'apaiser? 


300  LES  FLEURS  AiMMÉES 


X 


COMMENT     ON     APAISE     LE     PEUPLE 

Comme  le  bruit  augmentait  sans  cosse,  et  qu'on  ramassait 
des  pierres  pour  briser  les  vitres  de  son  hôtel,  le  gouverneur 
parut  au  balcon  pour  haranguer  la  multitude. 

—  Senores,  s'6cria-t-il,  la  divine  Providence  a  fait  un 
miracle.  Les  yeux  de  Tumilco  se  sont  ouverts  à  la  lumière;  il 
veut  devenir  chrétien.  Nous  lui  avons  fait  grâce. 

De  sourds  murmures  couvrirent  la  voix  de  l'orateur;  il  se 
hâta  de  poursuivre  : 

—  Mais  vous  ne  perdrez  rien  pour  attendre.  Le  baptême 
cacique  Tumilco  aura  lieu  dès  demain.  Pour  célébrer  ce 

grand  événement,  il  y  aura  procession  générale  et  course  de 
taureaux. 

Entre  l'auto-da-fé  et  le  baptême,  le  peuple  hésita  un  mo- 
ment, puis  il  se  décida  à  accepter  la  compensation  qui  lui 
était  offerte.  Mille  cris  de  joie  témoignèrent  de  la  satisfaction 
générale. 

Aussitôt  le  gouverneur  rentra  pour  jouir  de  sa  victoire  et 
des  remercîments  de   Grenadilla,   mais  elle  n'était  pins  là. 


LE  DERNIER  CACIQUE  301 

C'est  en  vain  qu'il  la  fit  chercher  dans  tout  le  palais.  Personne 
ne  put  lui  donner  de  ses  nouvelles. 


XI 


INTERMEDE 

Le  lecteur  s'est  sans  doute  imaginé  que  Grenadilla,  fière  et 
belle  comme  la  fleur  dont  clic  porte  le  nom,  a  néanmoins  un 
penchant  secret  pour  le  cacique,  jeune  et  beau  sauvage  de 
vingt  ans.  Les  lois  du  roman  le  voudraient  ainsi ,  mais  la 
vérité  a  ses  droits  qu'il  nous  faut  respecter.  Tumilco  est  laid, 
vieux,  cassé,  et  si  Grenadilla  l'aime,  comme  le  chapitre  pré- 
cédent nous  en  fournit  la  preuve,  c'est  que  le  cacique  a  pris 
soin  de  son  enfance  ;  c'est  que,  pauvre  enfant  abandonnée, 
elle  fut  recueillie  par  lui,  et  protégée  jusqu'au  jour  oîi  il  fut 
obligé  de  s'expatrier  pour  des  raisons  qu'il  serait  trop  long 
de  rapporter  ici. 

Grenadilla  venait  de  s'acquitter  envers  Tumilco  en  lui  sau- 
vant la  vie. 

Satisfaite  d'avoir  rempli  son  devoir,  elle  partit  le  soir  même 
pour  l'Europe.  C'était  le  seul  moyen  de  se  soustraire  aux 
poursuites  du  gouverneur. 

Après  trois  mois  de  traversée,  le  vaisseau  qui  la  portait  fit 


302  LES   FLEURS  ANLMÉES 

naufrag"e.  Le  corps  de  Grenadilla  fut  porté  par  la  vague  sur  le 
rivage  d'Espagne. 

La  Fée  aux  Fleurs,  qui  se  trouvait  en  ce  moment  dans  ces 
parages  pour  surveiller  le  Jasmin,  recueillit  le  corps  de 
Grenadilla,  et  permit  qu'on  élevât,  à  l'endroit  oii  elle  l'avait 
trouvé,  un  magnifique  bosquet  de  grenadiers  dont  les  fleurs 
et  les  fruits  réjouissent  la  vue,  comme  Grenadilla  la  récréait 
autrefois  par  sa  beauté  et  ses  talents. 


XII 


POUR  EN  REVENIR  AU  CACIQUE 

Une  fois  baptisé  sous  le  nom  d'Esteban,  il  se  fixa  à  Mexico, 
où  il  vécut  d'une  pension  modique  que  lui  laisait  le  gouver- 
nement en  qualité  de  descendant  de  Montézuma. 

Des  doutes  s'étaient  élevés  plusieurs  fois  sur  la  sincérité  de 
sa  conversion,  et  on  songeait  à  le  faire  passer  de  nouveau 
devant  le  saint  Office,  lorsqu'il  tomba  gravement  malade.  Il 
demanda  à  voir  un  médecin  :  ses  voisins,  plus  charitables,  lui 
envoyèrent  un  prêtre. 

—  Frère  Esteban,  lui  dit  le  prêtre,  le  moment  est  venu  de 
recommander  votre  âme  à  Dieu. 


!.E  DER.MEll  CACIQUE  303 

—  Je  ne  m'appelle  pas  Esteban,  dit  le  cacique,  on  me 
nomme  Tumilco.  Allez-vous-en. 

—  Songez  à  Dieu,  mon  frère. 

—  Ton  Dieu  n'est  pas  le  mien,  reprit  Tumilco;  qu'on  ouvre 
les  fenêtres. 

On  obéit  à  ce  désir.  Le  soleil  ù  son  déclin  brillait  encore 
à  l'horizon. 

—  Voilà  mon  Dieu,  s'écria  le  cacique,  c'est  celui  de  mes 
pères.  Soleil,  reçois  ton  enfant  dans  ton  sein  ! 

Le  prêtre  se  cacha  les  yeux  avec  la  main,  fit  le  signe  de  la 
croix  et  murmura  :  Vade  rctro,  Satanas. 

Tumilco  était  mort. 

—  Vous  empêcheriez  plutôt  le  tournesol  de  suivre  la  mar- 
che du  soleil,  que  ces  hérétiques  de  revenir  au  culte  de  leur 
astre.  Voilà  ce  qu'on  a  gagné  à  ne  pas  le  brûler. 

Le  voisin  charitable  qui  prononçait  cette  oraison  funèbre 
ne  se  doutait  pas  que  Tumilco  le  cacique  n'était  autre  chose 
que  l'incarnation  du  Tournesol.  En  adorant  le  soleil,  il  ne 
faisait  que  suivre  la  loi  de  la  nature. 


PAVOT 


-.niicr  frères. Edi'iOuri 


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NOCTURNE 


LE     PAVOT 


ETAIS  autrefois  la  fleur 
du  sommeil  ;  mais  le 
sommeil  ne  suffit  plus 
à  l'homme  pour  oublier 
ses  maux. 


L'homme  ne  veut  plus 
i.{[{f  ^l^^'^j^rTP  dormir,  il  faut  qu'il  rêve.  J'étais  l'oubli,  je 
mis  devenue  l'illusion. 


Il  m'a  frappée  au  cœur,  et  il  a  bu  le  sang  qui  coulait  de  ma 
blessure. 

I.  39 


306  LES  FLEURS  ANIMÉES 

Hélas  !  pour  moi,  depuis  ce  jour,  plus  de  tranquillité,  plus 
de  bonheur,  plus  de  joie  ! 

Dès  que  ma  tige  s'élève  un  peu  au-dessus  de  la  terre,  le 
fer  s'approche  de  moi,  on  me  perce  le  sein,  d'oii  s'échappe 
la  liqueur  qui  donne  des  visions,  ces  longues  ivresses  de  la 
tète  et  du  cœur. 

Dès  que  l'homme  m'a  approchée  de  ses  lèvres,  son  âme 
prend  des  ailes;  elle  quitte  la  terre. 

Elle  retourne  vers  le  passé  ou  s'élève  vers  l'avenir. 

Ile  plane  sur  le  souvenir  ou  sur  l'espérance. 

Oii  est  le  temps  où  je  me  promenais  le  soir  dans  l'espace, 
laissant  tomber  ma  graine  innocente  sur  le  front  des  hu- 
mains ? 

J'appelais  auprès  de  moi  le  doux  sommeil,  fils  du  travail, 
père  des  rêves  paisibles. 

A  la  mère  endormie,  je  montrais  son  nouveau-né  frais  et 
souriant;  à  l'orphelin,  je  faisais  voir  sa  mère  doucement 
inclinée  sur  ses  lèvres  pour  lui  donner  sa  bénédiction  dans 
un  baiser. 

Ma  vie  s'écoulait  heureuse  et  paisible,  courte  et  radieuse, 
comme  le  printemps. 


LE  PAVOT  307 

Quel  gvnic  malfaisant  a  révélé  à  l'homme  l'existence  du 
philtre  renfermé  dans  mon  sein,  de  ce  philtre  qui  est  la  cause 
funeste  de  ma  mort? 

Mais  pourquoi  me  plaindre  ? 

Je  suis  semblable  au  poète  :  les  hommes  lui  doivent  leurs 
plus  douces  jouissances,  leurs  plus  charmantes  illusions,  et 
il  est  leur  première  victime. 


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IV.VA\  rvo  ||\NG  F.  1^ 


l-arnier  :rercs.  Editeurs 


ÉPITHALAME 


-OO^^XhO- 


LA  FLEUR  D'ORANGER 


-0  ]|gii  ''"[S'  '2i^  s  O  -s  ''Z.  "'Z',.  "C"  °~ 


ES  compagnes,  ô  jeune  fille!  ont  cher- 
ché ce  matin  dans  la  campagne  humide 
de  rosée  une  fleur  pour  former  ta  parure 


virginale. 


^^-5-^'  Xu  vas  nous  quitter  pour  suivre  celui 

que  tu  aimes  ;  tu  ne  partageras  plus  nos  danses  et  nos  jeux. 

Accepte  cette  fleur  d'oranger  ;  c'est  son  doux  parfum  qui 
nous  a  conduites  vers  elle. 


310  LES  FLEURS  ANIMÉES 


Nous  nous  sommes  approchées  de  l'arbre,  et  la  fleur  d'oran- 


g-er  nous  a  dit 


—  Vous  cherchez  un  bouquet  pour  orner  le  sein  d'une 
fiancée,  cueillez-moi. 

Je  suis  blanche  comme  elle,  douce  comme  elle;  semblable 
îi  la  chasteté,  mon  parfum  dure  longtemps  encore  après  qu'on 
m'a  cueillie. 

—  Fleur  des  fiancées,  lui  avons-nous  demandé,  pourquoi 
portes-tu  des  fruits  sur  ta  branche  ? 

Elle  nous  a  répondu  : 

—  Je  suis  l'emblème  de  la  mariée;  amante  encore,  elle  est 
mère  ;  la  femme  vit  auprès  de  ses  enfants,  la  fleur  à  cùté  du 
fruit. 

Alors  nous  l'avons  cueillie. 

Partage  cette  branche  d'oranger,  jeune  fille;  mets-en  la 
moitié  dans  tes  cheveux,  l'autre  moitié  sur  ton  sein.  C'est  le 
dernier  don  de  tes  chères  compagnes. 

Ce  soir  nous  te  conduirons  à  l'église,  et  ta  mère,  en  t'em- 
brassant,  fermera  derrière  toi  la  porte  de  la  maison  de  l'é- 
poux. 


LA  FLEUR   D'OUANGEU  31 1 

Conserve  notre  g'uirlande  et  notre  bouquet,  jt-une  lille; 
conserve-les  bien,  et  puisses-tu,  quand  lu  fleur  d'oran-er 
sera  fanée,  ne  pas  regretter  le  temps  oii  lu  étais  blanche 
comme  elle. 


«lu    ' 


,11, 


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L'ANE 


RECOUVERT  DU  PALETOT  DU  LION 


CE     QU'ON     DISAIT     DANS     LE     QUARTIER 


N  disait  que  M"*  Rose  Chardon  était 
une  grande  et  belle  fille,  marchant  la 
tête  haute,  un  peu  vive  dans  ses  re- 
parties, par  exemple,  mais  excellente 
au  fond,  quoique  fière;  quelques-uns 
même  prononçaient  vaniteuse. 


On  disait  qu'il  ne  fallait  pas  l'approcher  de  trop  près  ;  dans 


40 


314 


LES   FLEURS  ANIMÉES 


SOS  yeux  brillants,  sur  le  bout  de  son  nez  retroussé,  on  lisait 
écrit  ces  paroles  :  Qui  s'y  frotte  s'y  pique. 

On  disait  que  personne  n'osait  lui  faire  la  cour.   Sur  ce 
point,  le  quartier  se  trompait. 


II 


LE     LION 

M.  le  marquis  Annibal-Astolphe-Tancrède  de  l'Asnerie 
aperçut  un  jour  M"*  Chardon  qui  travaillait  à  sa  fenêtre  par 
une  belle  après-midi  d'été.  Comme  le  marquis  Annibal- 
Astolphe-Tancrède  de  l'Asnerie  était  fort  inflammable,  il  s'en- 
flamma. Il  jura  qu'il  se  ferait  aimer  de  la  grisette,  chose 
qui,  au  surplus,  ne  lui  semblait  pas  devoir  être  extrêmement 
difficile. 


TII 


LE     CLERC     DE     NOTAIRE 


Le  marquis  n'était  point  le  seul  qui  se  fût  aperçu  de  la 
beauté  de  Rose.  Lilio,  le  clerc  du  procureur  du  coin  de  la 
grande  place,  l'avait  remarquée  depuis  fort  longtemps.  Un 
beau  jour  il  se  décida  à  lui  écrire  pour  lui  révéler  son  amour. 


'  m/t  r  où  /e  /îvur.â  Pan 


C  H  A  F^  0  ()  N 


Garnier  frères, Editeurs 


L'AiNE  RECOUVERT  DU  PALETOT  DU  LION  315 

Et  il  passa  et  repassa  pendant  une  heure  sous  sa  fenêtre  pour 
attendre  sa  réponse.  Le  marquis  Annibal-Astolphe-Tancrède 
eut  la  même  idée  le  môme  jour.  Il  envoya  une  lettre  et  vint 
lui-même  chercher  la  réponse.  Il  se  promena  pendant  deux 
heures  sous  le  balcon,  en  faisant  hum!  hum!  hum!  C'était 
un  homme  d'expédients,  que  le  marquis. 

La  vieille  portière  de  Rose  s'aperçut  de  ce  manège  :  elle  fit 
clart  de  sa  découverte  au  porteur  d'eau,  qui  la  communiqua 
à  la  fruitière,  laquelle  en  parla  tout  haut  chez  l'épicier.  Au 
bout  de  vingt-quatre  heures,  tout  le  quartier  sut  que  deux 
hommes  faisaient  la  cour  à  M"*  Chardon,  la  jolie  Rose  Char- 
don :  le  marquis  Annibal-Astolphe-Tancrède  de  l'Asnerie  et 
le  petit  clerc  Lilio.  C'était  bien  le  plus  charmant  petit  clerc 
qui  fût  au  monde,  un  vrai  chérubin  de  clerc,  amoureux  de 
toutes  les  femmes,  mais  n'en  aimant  qu'une.  Rose  Chardon, 
et  puis  toujours  gai,  toujours  souriant,  tendre  et  enjoué, 
sentant  l'amour,  la  jeunesse  et  la  santé  d'une  lieue. 


IV 


NOUVELLES     OPINIONS     DU     QUARTIER 

Quand  il  fut  au  fait  de  la  situation  des  choses,  le  quartier 
naturellement  se  demanda  :  Qui  l'emportera  des  deux  rivaux, 
du  marquis  ou  du  clerc  de  notaire? 


316  LES  FLEURS  ANIMÉES 

Doux  camps  se  formèrent;  comme  toujours,  les  femmes  se 
divisèrent.  Les  filles  disaient  :  Ce  sera  Lilio  !  les  vieilles 
offraient  de  parier  pour  Annibal-Astolphe-Tancrède. 

—  Lilio  est  beau  ! 

—  Annibal-Astolphe-Tancrède  est  noble. 

—  Lilio  est  spirituel. 

—  Annibal-Astolphe-Tancrède  est  riche. 

—  Lilio  la  rendra  si  heureuse  ! 

—  Annibal-Astolphe-Tancrède  la  rendra  marquise. 

On  voit  que  ces  damnées  vieilles  femmes  avaient  une  ré- 
ponse prête  à  tout.  Une  pénible  incertitude  régnait  dans  tout 
le  quartier,  et  l'on  cherchait  à  deviner  les  secrètes  intentions 
de  M'"^  Rose  Chardon. 

V 

COUP     D'ŒIL     JETÉ     AU     FOND     DU     CŒUR     DES     FEMMES 

Elle-même  les  connaissait-elle? 

Qui  pourra  jamais  savoir  ce  que  pense  une  femme  placée 


L'ANE  RECOUVERT   DU  PALETOT   DU   LION  :JI7 

entre  ses  sentiments  et  ses  instincts,  entre  son  cœur  et  su 
fortune!  D'abord  elle  dit  non  à  la  fortune. 

La  première  fois  elle  crie  très-fort,  la  seconde  fort  seule- 
ment, la  troisième  à  voix  haute,  la  quatrième  elle  parle  comme 
à  l'ordinaire,  la  cinquième  à  demi-voix,  la  sixième  à  voix 
basse,  puis  elle  murmure,  puis  elle  se  tait.  La  fortune  revient 
à  la  charge. 

Elle  murmure  un  oui,  elle  le  répète  à  voix  basse,  puis  à 
demi-voix,  puis  d'un  ton  ordinaire,  puis  à  voix  haute,  ensuite 
fort,  très-fort,  excessivement  fort. 

Voilà  comment  la  femme  fait  son  choix. 

La  jeunesse,  la  beauté,  l'esprit,  les  qualités  de  l'âme  et  de 
l'intelligence,  tout  cela  commence  par  paraître  fort  beau,  mais 
le  luxe,  l'éclat,  le  rang-,  le  titre,  ne  sont  pas  à  dédaigner  non 
plus;  on  les  méprise  de  loin,  la  perspective  change  dès 
qu'on  peut  les  atteindre.  Le  sacrifice  coûte  quelques  soupirs, 
il  est  vrai,  mais  le  feu  des  diamants  sèche  bien  vite  toutes  les 
larmes. 

La  vanité  fait  taire  l'amour,  et  comment  ne  pas  être  vaine 
quand  on  possède  les  charmes  de  M"^  Rose  Chardon  ? 

Aussi  les  vieilles  commères  du  quartier  avaient-elles  bien 
raison  de  dire,  en  voyant  un  jour  la  belle  lingère  repousser 


318  LES  FLEURS  ANIMÉES 

dédaigneusement  les  galanteries  du  marquis  Annibal-Astol- 
phe-Tancrède  :  —  Elle  a  beau  faire,  elle  y  viendra. 


VI 


ou     LE     MARQUIS     TRIOMPHE 

Elle  y  vint  en  effet.  —  Oii  donc?  —  Chez  le  marquis,  un 
soir,  à  la  brune;  on  la  fit  entrer  par  la  petite  porte  du  parc. 
Dans  la  nuit,  ils  partirent  ensemble  pour  l'Italie. 

Il  y  a  des  femmes,  et  ce  ne  sont  ni  les  moins  spirituelles, 
ni  les  moins  jolies,  que  la  niaiserie,  la  sottise  fascinent.  Ces 
deux  qualités  doivent,  il  est  vrai,  être  accompag-nées  de  beau- 
coup d'argent.  M""  Chardon  était  sans  doute  au  nombre  de 

ces  femmes. 

♦ 

Le  marquis  Annibal-Astolphe-Tancrède,  malgré  les  criail- 
leries  de  la  branche  aînée  et  de  la  branche  cadette  de  la  noble 
maison  de  l'Asnerie,  épousa  la  lingère.  Il  s'était  entiché  de 
sa  mésalliance. 


L'ANE  RECOUVERT   DU  PALETOT  DU  LION  319 


VII 


UN  BEL  EXEMPLE  DE  MODERATION 

Nous  devons  dire  que  les  vieilles  du  quartier  n'abusèrent 
point  de  leur  victoire  ;  elles  ne  crièrent  point  par-dessus  les 
toits,  et  se  contentèrent  de  dire  aux  jeunes  :  —  Eh  bien  !  qu'en 
pensez-vous  ? 

VIII 

LE     DÉSESPOIR     D'UN     PETIT     CLERC 

Lilio  s'arracha  les  cheveux,  et  déclara  à  son  patron  qu'il 
voulait  s'engag'er  dans  les  grenadiers  du  roi. 

Il  se  disait,  en  se  promenant  tout  seul  dans  sa  petite  cham- 
bre :  —  J'aurais  bien  mieux  fait,  puisque  je  pouvais  choisir, 
de  prendre  sur  la  terre  la  forme  féminine;  j'aurais  mis  des 
fleurs  dans  mes  cheveux,  des  fleurs  à  ma  ceinture,  et  l'on 
m'aurait  aimée. 

A  quoi  me  sert  d'être  Lilas  frais  et  parfumé,  si  on  me  dé- 
daigne, si  les  ling'ères  me  préfèrent  un  imbécile,  un  animal, 
un  âne,  comme  ce  marquis? 


320  LES  FLEURS  ANIMÉES 

Lilio  ne  connaissait  pas  la  fleur  à  laquelle  il  s'était  adressé; 
il  n'aurait  pas  été  si  étonné  de  son  choix.  Le  chardon  a  tou- 
jours été  fait  pour  les...  marquis. 


IX 


LA     MARQUISE 

Au  bout  d'un  an  de  mariage,  la  marquise  de  l'Asnerie 
s'aperçut  que  son  mari  était  avare,  ignorant,  grossier,  sen- 
suel. Malgré  ses  titres,  le  bout  de  l'oreille  du  manant  perçait 
toujours. 

Un  procès  qu'on  lui  intenta  prouva,  en  effet,  qu'il  n'était 
point  fils  de  son  père  ;  qu'il  n'était  qu'un  enfant  de  paysan 
que  le  marquis  de  l'Asnerie  avait  introduit  dans  sa  famille 
pour  frustrer  ses  véritables  héritiers. 

M"'  Chardon  en  fit  une  maladie.  Maintenant  elle  plaide  en 
séparation  contre  son  mari. 


EGI.ANTINK 


I,. armer  irores  iLditeurs 


LA   VERITE 


CLÉMENCE    ISAURE 


ES  dieux  et  les  hommes  me  sont  témoins 
que  je  n'ai  jamais  sollicité  les  faveurs  de 
la  muse  toulousaine;  je  suis  pur  de  toute 
pièce  envoyée  au  concours  des  jeux  Flo- 
raux. On  ne  pourra  donc  m 'accuser  ni 
d'envie  ni  de  dépit,  si  je  dis  la  vérité  sur  Clémence  Isaure. 

On  a  vu  au  commencement  de  ce  livre  qu'en  quittant  le 

I.  41 


322  LES  FLEURS  ANIMÉES 

domaine  de  la  Fée  aux  Fleurs,  l'Églantine  manifesta  l'inten- 
tion bien  arrêtée  de  se  faire  femme  de  lettres. 

Cette  profession  était  tombée  en  discrédit,  et  on  ne  se  sou- 
venait guère  que  par  tradition  du  temps  oii  il  existait  des 
femmes  de  lettres,  lorsque  l'Églantine  arriva  en  Gascog'ne.  Ce 
pays  lui  plut  naturellement,  et  elle  se  fixa  à  Toulouse,  capitale 
des  troubadours. 

Jeune,  belle,  ricbe,  elle  obtint  tout  de  suite  un  grand  suc- 
cès; ses  salons  ne  désemplissaient  pas;  on  la  citait  pour  son 
esprit,  son  bon  goût,  l'éclat  de  sa  parure.  Comme  il  faut  que 
toute  femme  de  lettres  ait  sa  manie,  elle  ne  se  montrait  en 
public  que  chaussée  de  bas  couleur  d'azur. 

De  là  le  nom  de  bas-bleu  qu'on  a  donné  par  la  suite  à 
toutes  les  personnes  du  beau  sexe  qui  s'occupent  de  poésie 
et  de  littérature. 

Comme  un  seul  nom  ne  lui  suffirait  pas,  elle  s'appela  Clé- 
mence Isaure. 

Les  journaux  n'ayant  pas  encore  été  inventés,  l'Églantine, 
autrement  dit  Clémence  Isaure,  n'eut  pas  le  bonheur  de  voir 
paraître  chaque  matin  le  résultat  de  ses  inspirations  de  la 
veille.  File  se  contentait  de  lire  ses  productions  à  ses  amis. 
A  cette  époque,  on  se  réunissait  déjà  pour  écouter  des  petits 
vers.  On  ne  sait  pas  ce  qui  remplaçait  le  thé  et  les  sandwichs. 


LA   VÉRITÉ   SUK   CLÉMEiNCK   ISAURK  323 

C'est  dans  cette  réunion  intime  qu'elle  puisa  la  première 
idée  d'une  académie.  Elle  en  fut  détournée  par  son  mariage, 
qui  eut  lieu  vers  cette  époque. 

Clémence  Isaure  épousa  Lautrec,  jeune  et  beau  cavalier  qui 
l'aimait  passionnément,  et  qui,  pour  devenir  son  mari,  brava 
la  malédiction  paternelle. 

Quelques  mois  après,  Lautrec  en  était  à  se  repentir.  Clé- 
mence Isaure  voulait  qu'il  s'occupât  des  soins  du  ménage, 
qu'il  comptât  avec  la  cuisinière,  avec  la  blanchisseuse,  avec 
le  boucher,  avec  l'épicier,  avec  tous  les  fournisseurs. 

Un  moment  Lautrec  se  consola  en  songeant  qu'il  allait 
devenir  père.  Hélas!  ce  titre  fut  pour  lui  un  nouveau  surcroît 
de  chagrin  et  de  désespoir.  Clémence  Isaure  lui  laissait  tout 
le  soin  du  marmot  :  c'était  à  lui  à  le  débarbouiller,  à  le  ber- 
cer, à  le  garder.  Clémence  Isaure  émit  la  première  cette  pen- 
sée, aussi  ingénieuse  que  profonde  :  Un  mari  est  une  bonne 
donnée  par  le  Code  civil. 

Lautrec  mourut  jeune;  les  uns  disent  de  fatigue  et  de  cha- 
grin, les  autres  d'une  fluxion  de  poitrine. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Clémence  Isaure  le  pleura  et  composa 
une  magnifique  épitaphe  en  vers  gascons,  pour  orner  la  tombe 
de  son  mari. 

Au  bout  de  six  mois,  cette  veuve  inconsolable  voulut  se 


324  LES  FLEURS  ANIMÉES 

remarier;  mais  l'exemple  du  jeune  et  beau  Lautrec  effraya  les 
plus  hardis.  Pour  se  consoler  des  ennuis  du  veuvag-e.  Clé- 
mence Isaure,  libre  de  tout  soin,  fonda  alors  la  célèbre  aca- 
démie des  jeux  Floraux,  qui  subsiste  encore  de  nos  jours. 

Elle  voulut  que  l'auteur  du  plus  beau  morceau  de  poésie 
fût  décoré  d'une  églantine  d'or  :  elle-même  se  donnait  en 
prix . 

Depuis  cette  époque,  l'Églantine  a  subi  mille  métem- 
psycoses. Elle  a  habité  tour  à  tour  le  corps  de  Marguerite  de 
Navarre, 

De  M""  Du  Deffant, 

De  M""'  de  Staël. 

Quelquefois  elle  a  choisi  des  personnalités  moins  illustres. 
Sous  l'Empire,  elle  s'appelait  M'"'  Babois; 

Sous  la  Restauration,  elle  signait  :  la  Contemporaine. 

JNous  ne  vous  dirons  pas  sous  quel  nom  elle  est  connue 
maintenant. 

Devine  si  tu  peux,  et  choisis  si  tu  l'oses. 

11  y  a  des  gens  qui  maudissent  l'Églantine,  mère  de  tous 
les  bas-bleus.  Franchement,  ils  ont  tort  :  que  deviendraient 


LA  VÉRITÉ  SUR  CLÉMENCE  ISAURE 


32o 


les  poètes  incompris,  s'ils  n'avaient  le  cneur  d'un  bns-l)leu 
pour  les  consoler? 

D'autres  prétendent^qu'on  calomnie  l'Eglantine,  en  disant 
que  cette  jolie  et  charmante  fleur  représente  la  poésie.  Eli  ! 
mon  Dieu,  oui!  la  poésie  des  bas-bleus,  fleur  agréable  dans 
sa  jeunesse,  fruit  fade  et  ridicule  dans  sa  vieillesse. 


"■""dvill^  aei 


.f„ra~nJn  l       <r      r       âJa 


CAPrClXE 


LE    COUVENT 


DES    CAPUCINES 


sous     LA     CHARMILLE 


&i^M^ 


MIDI,  la  chaleur  est  si  forte  sous  le  beau 
ciel  de  Séville,  que  marchands,  soldats, 
nobles,  prêtres,  chanoines,  archevêques, 
religieuses,  abbesses,  même  le  grand 
inquisiteur,  tout  le  monde  fait  la  sieste. 


Seules,  deux  jeunes  filles  du  couvent  des  Capucines  ne  se 
livraient  pas  au  sommeil. 


328  LLS   FLiaîHS  AMMÉES 

Assises  sous  iuk'  cliannilk'  au  fond  du  jardin  du  cloîlro, 
olles  causaient  h  voix  basse.  Mais  de  quoi,  je  vous  le  dciiiaude, 
peuvent  causer  deux  capucines,  quand  tout  le  inonde  dort, 
quand  il  fait  si  chaud  ? 

De  ce  qui  tient  les  jeunes  cœurs  éveillés,  de  ce  qui  leur 
fait  oublier  la  chaleur,  la  froidure,  le  vent  et  le  soleil,  de 
fêtes,  de  plaisirs,  de  promenades  en  plein  air,  de  danses,  de 
liberté. 

Il  se  pourrait  bien  aussi  qu'elles  parlassent  d'autre  chose, 
mais  nous  n'en  sommes  pas  assez  sûrs  pour  l'affirmer. 

—  Je  ne  puis  vivre  plus  longtemps  ici,  disait  sœur  Carmen. 

—  Je  mourrai  si  on  ne  me  retire  pas  du  couvent,  s'écriait 
sœur  Inès. 

Rien  qu'à  voir  les  deux  religieuses,  on  s'apercevait  bien 
vite  c[u'en  etlét  la  vie  du  couvent  ne  pouvait  leur  convenir. 

Les  yeux  de  Carmen  lançaient  des  flammes;  ceux  d'Inès 
étaient  humides  de  langueur;  les  pieds  et  les  mains  de  Carmen 
auraient  été  les  plus  beaux  du  monde  sans  les  pieds  et  les 
mains  d'Inès,  rs^otr^  enthousiasme  nous  entraînerait  trop  loin 
si  nous  faisions  le  détail  de  leurs  autres  charmes. 

Sœur  (Carmen  et  sœur  Inès  reprirent  ainsi  leur  conver- 
sation : 


Lt:  COUVENT  DES  CAPUCINES  329 

—  Le  jour,  j'ai  comme  des  vertiges  ù  la  tète,  et,  la  nuit, 
je  ne  puis  dormir. 

—  Moi,  je  fais  des  rêves  afTreux. 

—  Oh  !  dis-moi  tes  rêves  ? 

—  Il  me  semble  que  j'entends  le  bruit  d'une  guitiire  sous 
la  fenêtre  de  ma  cellule,  et  une  voix  qui  m'appelle  Inès  ! 
Inès! 

—  Ma  chère  sœur,  j'ai  fait  le  même  rêve  la  nuit  dernière. 

—  Si,  en  effet,  un  homme  venait  sous  nos  fenêtres  ! 

—  Si  c'était  le  diable!  On  dit  qu'il  rôde  toujours  .autour 
des  couvents. 

—  Tu  as  raison,  c'est  lui  qui  nous  envoie  ces  mauvaises 
pensées. 

—  Il  faut  tout  dire  à  notre  confesseur. 

—  En  attendant,  prions  notre  patronne,  afm  qu'elle  éloigne 
de  nous  le  tentateur. 

Et  les  deux  sœurs  furent  s'agenouiller  dévotement  au  pied 
d'une  croix  placée  au  milieu  du  jardin. 


42 


330  LES  FLEURS  A.NIMEES 


II 


SŒUR     GUIMAUVE 

La  sœur  infirmière  était  descendue  au  jardin  pour  cueillir 
des  simples  dont  elle  avait  besoin  pour  ses  malades. 

Il  faut  vous  dire  que  cette  infirmière  n'était  autre  que  la 
Guimauve.  Sur  la  terre,  elle  n'avait  cherché  qu'à  développer 
ses  instincts  de  bienfaisance.  Longtemps  elle  avait  exercé 
l'état  de  g-arde-malade.  Préparer  des  tisanes  était  son  suprême 
bonheur.  Souvent,  lorsqu'elle  se  promenait  dans  la  campa- 
gne, si  elle  rencontrait  une  sauterelle  accablée  par  la  chaleur, 
faisant  la  sieste  dans  un  sillon,  ou  une  grenouille  tapie  dans 
les  joncs,  elle  trouvait  que  la  sauterelle  et  la  grenouille  avaient 
l'air  d'être  malades,  et  elle  les  emportait  au  logis  pour  les 
soigner.  Elle  poussait  le  dévouement  jusqu'à  la  monomanie. 

Lasse  du  monde,  oij,  disait-elle,  personne  ne  se  croyait 
malade,  elle  s'était  retirée  dans  un  couvent,  oii  on  lui  avait 
donné  la  direction  en  chef  de  l'infirmerie,  emploi  fort  impor- 
tant dans  un  lieu  oii,  ne  sachant  comment  tuer  le  temps,  on 
le  passe  souvent  à  se  croire  malade.  Aussi  la  Guimauve 
bénissait-elle  tous  les  jours  sa  nouvelle  position. 

Comme  la  panacée,  son  remède  universel  était  la  guimauve, 


GUIMAUVE 


V' :-.-nier  Irere? . 


LE  COUVENT   DES  CAPUCINES  ^31 

qu'elle  voulait  qu'on  prît  sous  toutes  les  formes,  tisane, 
pâte,  etc.,  etc.;  les  jeunes  religieuses  l'appelaient  en  riant 
sœur  Guimauve  :  ce  surnom  avait  fini  par  lui  rester. 

Sœur  Guimauve  aperçut  les  relig-ieuses  en  prières. 

—  Ne  vous  dérang-ez  pas,  mes  chères  enfants,  leur  dit- 
elle,  continuez  votre  oraison;  je  viens  inspecter  mon  petit 
domaine.  Ah!  ces  maudites  capucines,  elles  ne  fleuriront  donc 
jamais  ! 

Elle  montrait  en  même  temps  une  mag-nifique  bordure  de 
ces  plantes  dont  on  voyait  seulement  poindre  les  boutons. 


III 


LE     MUGUET 

Parbleu  !  se  disait  un  jeune  et  fringant  cavalier  en  se  mi- 
rant dans  sa  g-lace,  j'ai  fort  bien  fait  de  changer  de  sexe.  Il 
faut  avouer  que  je  m'ennuyais  joliment,  lorsque,  danseuse  à 
l'Opéra,  je  passais  mon  temps  à  exécuter  des  pas  de  deux  en 
compagnie  de  la  Campanule.  Était-ce  pour  cela  que  j'avais 
quitté  le  jardin  de  la  Fée  aux  Fleurs? 

Maintenant,  j'ai  un  chapeau  à  plumes,  un  pourpoint  de 
satin,  un  manteau  de  velours,  des  bouffettes  a  mes  souliers, 


332  LES  FLEURS  ANIMÉES 

une  rapière  à  mon  coté  et  un  nœud  de  rubans  sur  l'épaule. 
On  m'appelle  don  Guzman;  je  souris  aux  belles,  je  leur  en- 
voie des  billets  doux;  voilà  la  seule,  la  véritable  existence  du 
Muguet. 

Après  ce  monologue,  don  Guzman  tira  sa  montre  enrichie 
de  brillants. 

—  Onze  heures!  s'écria-t-il,  oia  irai-je  entendre  la  messe 
aujourd'hui? 


IV 


LA     LETTRE 

Après  avoir  passé  en  revue  toutes  les  églises  de  Séville, 
don  Guzman  se  décida  pour  l'église  des  Capucines.  Les  reli- 
gieuses venaient  entendre  la  masse  dans  une  chapelle  parti- 
culière. Elles  n'étaient  séparées,  du  reste,  des  fidèles  que  par 
une  grille.  Don  Guzman  avait  remarqué  que  les  sœurs  Capu- 
cines étaient  les  plus  jolies  religieuses  de  Séville,  et  il  ne 
manquait  pas,  toutes  les  fois  qu'il  venait  à  leur  église,  de  se 
placer  à  côté  même  de  la  grille. 

Ce  jour-là,  le  hasard  voulut  que  sœur  Carmen  fût  placée 
au  premier  rang,  à  l'angle  de  la  chapelle  môme,  contre  l'en- 
droit de  la  grille  oii  était  adossé  don  Guzman. 


LE  COUVENT  DES  CAPUCINES  333 

Celui-ci  regarda  la  religieuse,  et  elle  baissa  les  yeux;  il  la 
regarda  encore,  et  vit  qu'elle  rougissait.  11  n'en  demandait 
jamais  davantage. 

Comme,  pour  être  prêt  à  toutes  les  éventualités,  il  avait 
toujours  ses  poches  garnies  de  déclarations  diversement  rédi- 
gées, selon  le  rang  des  personnes  auxquelles  il  s'adressait, 
il  fouilla  dans  sa  poche  aux  religieuses,  et  il  en  tira  une  lettre 
qu'il  laissa  tomber  adroitement  sur  les  genoux  de  Carmen, 
sans  que  personne  s'en  aperçût. 

Dans  cette  lettre,  il  proposait  à  Carmen  de  l'enlever.  Si 
elle  y  consentait,  elle  n'avait  qu'à  se  trouver  à  minuit  à  la 
petite  porte  du  couvent. 


V 


LES     CAPUCINES 

Pour  peu  qu'on  connaisse  la  botanique,  on  sait  que  les  ca- 
pucines sont  des  fleurs  à  passions  ardentes.  Éclatantes  le  jour, 
on  les  voit  la  nuit  s'entourer  d'une  auréole  d'étincelles  phos- 
phorescentes. Quelle  idée  leur  avait  fait  choisir  de  préférence 
la  vie  claustrale?  C'est  ce  qu'on  ne  peut  deviner,  à  moins 
qu'elles  n'aient  été  entraînées  par  une  similitude  de  noms. 

Carmen  et  Inès  étaient  deux  Capucines.  L'ennui  qu'elles 
éprouvaient  au  couvent  n'étonnera  personne. 


334  LES  FLEURS  ANIMÉES 

Quelque  bonnes  résolutions  qu'elles  eussent  puisées  au 
pied  de  la  croix,  elles  ne  suffirent  pas  à  les  protég-er  contre  la 
lettre  de  don  Guzman. 

Carmen  la  montra  à  Inès, 

Après  mille  réflexions,  mille  hésitations  que  nous  épar- 
gnons au  lecteur,  Carmen  et  Inès  résolurent  de  fuir  ensemble. 
Cela  leur  était  facile,  attendu  l'indulgence  de  la  mère  abbesse, 
qui  n'enfermait  que  les  novices  dans  leurs  cellules.  Quant  à 
la  clef  de  la  petite  porte  du  jardin,  elles  savaient  oii  la  pren- 
dre chez  la  tourière,  qui  s'endormait  régulièrement  à  neuf 
heures  et  qui  ne  se  réveillait  que  le  lendemain  matin,  quoi 
qu'il  pût  survenir  au  couvent.  Il  y  a  des  sommeils  qui  protè- 
gent l'innocence. 


VI 


UN  CHANGEMENT  DE  DESTINATION 

Aucun  nuage  n'obscurcit  le  ciel,  le  vent  ne  mugit  point 
sourdement,  la  lune  ne  se  voila  pas  lorsque  les  deux  fugitives 
franchirent  les  murs  du  couvent.  Nous  voudrions  bien  dire 
que  minuit  sonnait  à  l'Iiorloge  de  la  vieille  tour,  mais  le  fait 
est  qu'il  n'y  avait  au  couvent  des  Capucines  ni  tour  ni  hor- 
loge. 


LE   COUVENT   DES  Cx^PUCLNES  335 

Don  Guzman  attendait  Carmen  à  quelques  pas  d'une  chaise 
de  poste. 

En  voyant  les  deux  jeunes  filles,  la  surprise  l'arrêta. 

—  C'est  ma  sœur,  lui  dit  Carmen  à  voix  basse;  vous  nous 
protégerez  toutes  les  deux. 

L'afTaire  se  complique,  pensa  le  Muguet,  mais  enfin  il  faut 
se  résigner. 

—  Oii  voulez-vous  que  je  vous  conduise? 
Les  deux  sœurs  se  regardèrent. 

—  Nous  n'y  avons  pas  pensé,  lépondirent-elles  d'un  ton 
timide. 

—  Vous  fiez-vous  entièrement  à  moi,  belle  Carmen? 

—  Il  le  faut  bien,  seigneur  don  Guzman. 

—  Eh  bien,  alors,  montez  en  voiture. 
II  entra  en  voiture  après  elles. 

—  Pablo,  cria-t-il  au  postillon  au  moment  de  fermer  la 
portière,  au... 

—  Au  jardin  de  la  Fée  aux  Fleurs,  fit  une  voix  inconnue, 
en  achevant  la  phrase  commencée. 


^ 


330 


LES  FLEUHS  AiMMÊES 


Et  les  chevaux,  comme  s'ils  avaient  des  ailes,  emportèrent 
la  voiture,  qui  disparut  dans  l'espace. 

Le  moment  était  venu  de  faire  rentrer  les  fugitives  au  ber- 
cail, et  la  Fée  aux  Fleurs  commençait  sa  tournée  dans  ce 
but. 

Comme  la  Guimauve  ne  faisait  que  du  bien  sur  la  terre, 
elle  résolut  de  ne  la  rappeler  que  la  dernière. 


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i4llf  1^  m 


t  imf  r (ât Ir UnirSTaris 


V\\\b\YXV.  R  R,  V\i  RC  R  -  N  E 1 G  K 


'rnier  Ircivs  hoileurs. 


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DUETTIA'O 


LE    PERCE-NEIGE 


LA    PRIMEVÈRE 


^« 


E  Perce-Neige. — Primevère!  Primevère! 
réveille-toi. 

La  Primevère.  —  Qui  m'appelle  ? 


Le  Perce-Neige.  —  C'est  Perce-Neige, 

ton  ami,  qui  a  froid  et  qui  voudrait  se  réchauffer  à  ton 
haleine  ! 


La  Primevère.  —  Pourquoi  ai-je  dormi  si  long-temps?  Il 

43 


4 

338  m:s  fleurs  animées 

fait  si  bon  respirer  la  brise  priiitanière,  voir  l'iierbe  verte, 
sentir  la  tiède  odeur  des  bourgeons,  se  mirer  dans  le  clair 
ruisseau  ! 

Le  Perce-Neige.  —  Sans  moi,  tu  dormirais  encore,  c'est  à 
moi  que  tu  dois  les  sourires  de  cette  riante  matinée  d'avril. 
Si  tu  savais  comme  tu  es  jolie  dans  ton  petit  corsage  blanc, 
comme  tes  joues  sont  fraîches,  comme  tu  t'inclines  gracieu- 
sement sous  la  brise  qui  t'effleure  !  Penche  vers  moi  ta  corolle, 
et  laisse-moi  te  donner  un  baiser. 

La  Primevère.  —  Le  printemps  n'aime  pas  l'hiver;  la  jeu- 
nesse n'aime  pas  la  vieillesse.  Tu  vas  mourir  et  tu  parles 
d'aimer  ! 

Le  Perce-Neige.  —  ^Mes  forces  se  sont  épuisées  à  percer 
les  dures  neiges  de  Uhiver;  mais  ton  parfum  me  ranime, 
Primevère;  l'amour  me  fera  revivre. 

L'a  Primevère.  —  N'entends-tu  pas  dans  l'air  comme  un 
battement  d'ailes  invisibles  !  Il  arrive,  le  jeune  Zéphire;  c'est 
lui  que  je  veux  aimer,  c'est  lui  qui  aura  mon  premier  baiser. 

Le  Perce-Neige.  —  J'ai  fleuri  jusqu'à  ce  jour  malgré  la 
glace;  je  sens  venir  le  printemps  .  Me  faudra-t-il  mourir  sans 
entendre  le  doux  chant  des  oiseaux,  sans  sentir  la  chaleur 
vivifiante  du  soleil  et  de  l'amour? 

La  Primevère.  —  Les  vieillards  ne  sont  faits  ni  pour  le 


LE  PEHCE-NEIGK   ET  LA  I' U  I  M  E  VK  HE 


339 


soleil  ni  pour  l'amour;  l'aii'  chaud  du  printemps  et  des  pas- 
sions brise  leur  poitrine  débile.  Malheur  à  celui  qui  aime 
trop  tard  ! 

Pendant  qu'elle  parlait,  Zéphire  planait  sur  la  Primevère  ! 
haleine  et  parfum,  tout  se  confondit.  Le  vent,  ému  de  ce 
baiser,  passa  sur  la  tête  du  Perce-Neig^e  !  il  inourat  tué  par 
la  première  brise. 


.•\j'\y\,-\j'\/'\j'\j'\ 


TABLE    DES    MATIERES 


CONTENUES  DANS  LE  rKEMIEK  VOLUME 


PAGES 

Introduction,   par  ALrn.   kark.     .  1 

Le  Fée  aux  Fleurs 9 

Histoire  d'une  bergère  blonde.     .     .  17 
Comment  le  poète  Jacobus  crut  avoir 

trouvé  le  sujet  d'un  poème  épique.  39 

Ghasel. — La  Fleur  préférée.     .     .  65 

Une  Malice  de  la  Fée  aux  Fleurs.    .  69 

Lied. — La  Fleur  du  Pays.     .          .  77 

La  Sultane  Tulipia 81 

L'Album  de  la  Rose 91 

Les  Fleurs  de  Nuit 111 

Narcissa 115 

La  première  Fleur 123 

Grave  Conflit 127 

La  Fleur  d'Oubli 143 

Sœur  Nénuphar 147 

Les  Fleurs  du  Bal 153 

Le  Myrte  et  le  Laurier 157 

Chevrette  la  Chevrièi-e 167 

Les  Regrets  du  Camélia 177 

L'Immortelle 189 


PAGES 

L'Oracle  des  Prés.     .     .     .  •  .     .     .  193 

La  Fleur  du  Souvenir 197 

Les  Contrastes  et  les  Affinités.     .     .  201 

Le  Trèfle 217 

Une  Leçon  de  Philosophie  botanique.  219 

L'Aloès 229 

Les  Contrastes  et  les  Affinités  [suile 

et  fin) 233 

L'Acacia  et  la  Vague 249 

Le  Saule  Pleureur 253 

La  mode  des  Fleurs 257 

L'Aubépine 269 

Histoire  de  la  Ciguë 273 

Le  Lin 279 

Le  Dernier  Cacique 281 

Le  Pavot 305 

La  Fleur  d'Oranger 309 

L'Ane  recouvert  du  paletot  du  Lion.  313 

La  Vérité  sur  Clémence  Isaure.  .     .  321 

Le  Couvent  des  Capucines.     .     .     .  327 

Le  Perce-Neige  et  la  Primevère.     .  337 


''\J'\y\j'\y\y-\y\ 


TABLE    DES    GRAVURES 


DU     P  K  E  M 1  E  li    T  O  LU  M  E 


PAHKS 

Bluet  et  Coquelicot 17 

Lis 25 

Pensée 37 

Tabac 69 

Tulipe 81 

Rose 91 

Narcisse 115 

Violette 127 

Xénupliar 147 

Laurier 157 

Myrte 157 

Clièvre-Feuille 167 

Camélia 177 

Immortelle 189 


PAGES 

]\Iarguerite 193 

Belle-de-Xuit 201 

Œillet 219 

Ciguë •.     ...  273 

Lin 279 

Soleil 281 

Fleur  de  Grenadier 288 

Pavot 305 

Fleur  d'Oranger 309 

Chardon 313 

Églantine 321 

Capucine 327 

Guimauve 330 

Primevère  et  Perce-Neige.     .     .     .  337 


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